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Soupçon bien étayé commence par intérêt public

Aperçu de la jurisprudence fédérale, cantonale et internationale rendue durant l’année 2024 et au début de l’année 2025 en matière de droit civil en lien avec les médias

Louis Wéry[1], MLaw, Fribourg
Jonas Dupraz[2], MLaw, Fribourg

Zusammenfassung: 2024 und die ersten zwei Monate des Jahres 2025 waren geprägt von zahlreichen Entscheidungen zum Persönlichkeitsschutz und zur Meinungsfreiheit auf Bundes-, Kantons- und internationaler Ebene. Auf Bundesebene bestätigte das Bundesgericht in seinem Urteil 5A_56/2024, dass eine Berichterstattung über Verdachtsmomente zulässig ist, wenn sie einem öffentlichen Interesse entspricht und bestimmte Anforderungen einhält, wobei der «Eindruck des durchschnittlichen Lesers» ein zentrales Kriterium bleibt. Im Entscheid 5A_274/2024 hat es die strengen Voraussetzungen für vorsorgliche Massnahmen gegen periodische Medien bekräftigt.
Auf kantonaler Ebene veranschaulichen mehrere Entscheidungen das Spannungsfeld zwischen Persönlichkeitsverletzung, unlauterem Wettbewerb und Medienfreiheit: Das Kantonsgericht Zug beurteilte die landesweit bekannte Forderung von Jolanda Spiess-Hegglin gegen Ringier auf Herausgabe des Gewinns und bezifferte diesen auf über 300’000 CHF; in Zürich hat das Obergericht festgestellt, dass «das Internet nicht vergisst». Ebenfalls in Zürich wies das Handelsgericht die Haftung einer Suchmaschine zurück, weil es ihre Rolle bei der Verbreitung verletzender Artikel als zu indirekt einstufte. Das Kantonsgericht Freiburg beschränkte in einem Entscheid die Mitteilung über eine Kündigung auf einen engen Kreis, um den Ruf der betroffenen Person zu schützen.
Auf internationaler Ebene hat der Europäische Gerichtshof für Menschenrechte (EGMR) in der Rechtssache Cracò gegen Italien die Aufrechterhaltung eines Urteils mit medizinischen Daten im Internet sanktioniert und damit die Forderung nach einem wirksamen Schutz sensibler Informationen bekräftigt. Der Gerichtshof der Europäischen Union (EuGH) schliesslich hat im Fall Real Madrid c. Le Monde die Voraussetzungen präzisiert, unter denen die Vollstreckung einer ausländischen Entscheidung in einer Verleumdungssache wegen offensichtlicher Verletzung der durch die Charta geschützten Pressefreiheit abgelehnt werden kann.

Résumé: L’année 2024 ainsi que les deux premiers mois de l’année 2025 ont été marqués par de nombreuses décisions importantes en matière de protection de la personnalité à l’égard des médias tant au niveau fédéral, cantonal qu’international.
Sur le plan fédéral, le Tribunal fédéral a confirmé, dans l’arrêt 5A_56/2024, qu’un reportage portant sur des soupçons peut être licite s’il répond à un intérêt public et respecte certaines précautions rédactionnelles, en précisant que l’« impression du lecteur moyen » reste un critère central. Un autre arrêt du Tribunal fédéral (5A_274/2024) a rappelé les conditions strictes des mesures provisionnelles contre les médias périodiques.
Au niveau cantonal, à Zoug le tribunal a été saisi dans l’affaire Spiess-Hegglin d’une action en remise du gain ou ce dernier a été chiffré à plus de CHF 300’000. À Zurich, la Cour cantonale a affirmé de manière générale que « l’Internet n’oublie pas ». Toujours à Zurich , le tribunal de commerce a écarté la responsabilité d’un moteur de recherche jugé trop indirectement lié à la diffusion d’articles attentatoires. Enfin, à Fribourg, le tribunal cantonal a limité à un cercle restreint la communication relative à un licenciement afin de préserver la réputation de l’intéressé.
Sur le plan international, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH), dans l’arrêt Cracò c. Italie, a sanctionné le maintien en ligne d’un jugement contenant des données médicales, renforçant l’exigence d’une protection effective des informations sensibles. Enfin, dans l’affaire Real Madrid c. Le Monde, la Cour de justice de l’Union européenne(CJUE) a précisé les conditions dans lesquelles l’exécution d’une décision étrangère en matière de diffamation peut être refusée pour contrariété manifeste à la liberté de la presse protégée par la Charte.

I. Introduction

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Dans la présente contribution, nous présentons et commentons deux arrêts rendus par le Tribunal fédéral, trois jugements cantonaux, un arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme (CourEDH) ainsi qu’un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

II. Arrêts fédéraux

1. Reportage sur de simples soupçons (TF 5A_56/2024 du 14 janvier 2025)

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L’association E., qui exploite sept crèches dans le Canton de Zurich, est critiquée dans un article du journal F., détenu par la société B. SA. L’article en question, paru le 29 mars 2021, fait état de dysfonctionnements organisationnels et personnels dans les crèches de l’association E. et aborde le sujet de l’insuffisance du contrôle des crèches par les autorités.

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Estimant cette publication attentatoire à sa personnalité (art. 28 CC) et portant atteinte de manière déloyale à sa position économique (art. 3 al. 1 let. a LCD), l’association E. ouvre action contre B. SA. Déboutée en première puis en seconde instance, elle forme un recours en matière civile devant le Tribunal fédéral.

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Entre le dépôt de l’action et le jugement fédéral, l’association E. est devenue A. SA, société anonyme inscrite au registre du commerce du canton de Zurich.

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Dans sa décision, le Tribunal fédéral rejette intégralement le recours formé par A. SA et confirme point par point le raisonnement du Tribunal cantonal zurichois.

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Le Tribunal fédéral reprend l’appréciation de l’instance précédente selon laquelle A. SA, responsable de la garde d’un grand nombre de très jeunes enfants, faisait l’objet de reproches graves qui, s’ils étaient fondés, pourraient compromettre de manière significative les intérêts des enfants et de leurs parents. Dans ce contexte, la désignation de la recourante dans l’article répondait à un intérêt général accru, et non à un simple intérêt de divertissement, en permettant au public de savoir dans quelles crèches des irrégularités graves avaient été constatées. Le Tribunal fédéral souligne également que la mention explicite du nom de l’association E. évitait de jeter un soupçon général sur l’ensemble des crèches associatives de la région zurichoise.

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Concernant les craintes de A. SA de subir une atteinte à la concurrence, le Tribunal fédéral reprend l’analyse cantonale selon laquelle, en raison de la pénurie notoire de places en crèche pour les enfants en bas âge dans la région de Zurich, il n’y avait pas lieu de craindre que le reportage entraîne une perte financière durable pour la recourante.

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S’agissant de la présentation des irrégularités évoquées dans l’article du 29 mars 2021, le Tribunal fédéral, suivant l’analyse des juridictions cantonales, constate que le texte comporte plusieurs mentions précisant le caractère non prouvé des accusations, indique l’absence de preuves écrites à l’appui de certains faits et accorde une place au contradictoire à travers le témoignage du directeur de la recourante. Ces éléments traduisent, selon lui, des précautions rédactionnelles suffisantes pour que le lecteur moyen perçoive les faits rapportés comme des soupçons et non comme des vérités établies.

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Enfin, le Tribunal fédéral examine les critiques de la recourante relatives au non-respect, dont aurait fait preuve B. SA., des obligations de diligence du Conseil suisse de la presse et de la jurisprudence sur le traitement des sources douteuses. A. SA invoquait à cet égard la relation conflictuelle avec les informatrices, anciennes employées licenciées pour fautes professionnelles, qu’elle accusait d’avoir sciemment formulé des déclarations mensongères en raison de différends liés à leur licenciement. Elle dénonçait également, sous l’angle du principe de proportionnalité, une violation du droit fédéral dans l’exercice du pouvoir d’appréciation. Le Tribunal fédéral relève toutefois que ces arguments reposent exclusivement sur des griefs déjà examinés et qu’ils ne démontrent pas que l’instance cantonale ait excédé son pouvoir d’appréciation.

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En conséquence, le recours est rejeté dans son intégralité.

Commentaire:

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Cette décision illustre la tension classique entre la protection de la personnalité et la liberté de la presse, dans le contexte particulier du reportage portant sur des soupçons. Dans le cadre d’une action en protection de la personnalité, il peut être stratégique pour la partie demanderesse de soutenir qu’une présentation de soupçons équivaut à l’affirmation de faits avérés. En effet, si les allégations sont perçues comme des affirmations de vérité, la partie défenderesse ne peut les justifier qu’en apportant la preuve de leur exactitude. Or, lorsque les faits rapportés reposent sur des soupçons, par définition non vérifiés ou invérifiables, une telle preuve est impossible, ce qui rend l’atteinte à la personnalité illicite.

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La présentation de soupçons par un média obéit ainsi à des exigences particulières : l’information doit porter sur un sujet d’intérêt public, le média doit prendre des précautions rédactionnelles, la personne visée doit avoir eu la possibilité de s’exprimer, et la formulation ne doit pas laisser au « lecteur moyen » l’impression que les faits sont établis. C’est précisément cette notion « [d’] impression du lecteur moyen » qui soulève le plus de difficultés.

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Depuis des décennies[3], le Tribunal fédéral recourt régulièrement à « [l’]impression du lecteur moyen ». Parfois, les juges décortiquent le contenu médiatique afin de peser les différents éléments tant formels (place du contenu médiatique par rapport aux autres contributions contenues dans le média) que de fond (formulation du propos) pour déterminer l’impression laissée au lecteur moyen[4]. À d’autres occasions, les juges peuvent retenir qu’un seul élément du contenu médiatique peut suffire à laisser une certaine impression au lecteur moyen[5]. La jurisprudence précise également que le contexte de la publication est déterminant : ainsi, le lecteur moyen tirera moins rapidement des conclusions susceptibles de porter atteinte à la réputation d’une personne lorsque les accusations s’inscrivent dans un débat politique que lorsqu’elles concernent son comportement professionnel ou privé[6].

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À notre sens, lorsque cette notion est utilisée dans le cadre de soupçons, son appréciation devrait aussi intégrer le contexte médiatique élargi dans lequel l’information circule, soit l’espace médiatique dans son ensemble. En effet, plusieurs études montrent que la consommation de l’actualité tend de plus en plus à s’effectuer à travers plusieurs médias, s’éloignant d’une dépendance à une source unique au profit d’une pluralité d’offres d’information. Des analyses empiriques en Suisse révèlent que les utilisateurs des contenus de la SSR, par exemple, sont significativement plus enclins à consulter également des médias privés, qu’ils soient payants ou gratuits, avec une proportion « extrêmement faible » de seulement 3,5% de la population s’informant exclusivement via les offres en ligne de la SSR[7]. De plus, des recherches sur les habitudes de consommation des nouvelles en Suisse décrivent des « répertoires d’actualités » (Newsrepertoires), qui sont des compilations individuelles et typiques de médias utilisées par les individus pour s’informer, impliquant intrinsèquement l’utilisation de multiples sources[8]. Cette tendance est renforcée par la présence multiplateforme des médias en ligne et l’essor de la consommation « émergente » via les réseaux sociaux, où une exposition algorithmique à un éventail plus large de sources journalistiques contribue à une diversité accrue des habitudes d’information[9].

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Dans cette perspective, le rôle de « prescripteur » d’un média devrait constituer un critère pertinent. Certains médias disposent d’une capacité d’influence telle que leurs contenus sont repris par d’autres, ce qui amplifie la portée de l’information initiale. L’impression laissée au lecteur moyen est alors façonnée non seulement par la teneur du contenu médiatique litigieux, mais aussi par sa reprise et sa répétition dans l’espace médiatique. À notre sens, ce rôle de prescripteur lorsqu’on songe à la formulation de soupçons, s’agissant précisément d’une information qui ne peut être confirmée, est déterminant pour apprécier l’impression générale laissée au lecteur moyen. Le lecteur moyen aura tendance à accorder plus de crédit à des soupçons repris dans plusieurs médias que ceux formulés dans un seul. Ainsi, en ne tenant pas compte de ce facteur, la jurisprudence actuelle risque de sous-estimer l’effet amplificateur des soupçons lorsqu’ils circulent dans un espace médiatique interconnecté.

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Enfin, cette réflexion invite à un débat plus large sur la responsabilité des médias, appréciée à l’aune de leur poids dans le paysage médiatique. Les limites du présent propos ne permettent toutefois pas d’en explorer ici toute l’ampleur. (LW)

2. Mesures provisionnelles contre la presse (TF 5A_274/2024 du 11 novembre 2024

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Au titre des arrêts fédéraux rendus durant l’année, on ne manquera pas de relever que l’arrêt du TF 5A_274/2024 du 11 novembre 2024 a déjà fait l’objet d’un résumé publié dans la présente revue (cf. Marie-Laure Papaux van Delden, « Mesures provisionnelles à l’encontre d’un média à caractère périodique : du rôle de ‘chien de garde’ de la presse », medialex 03/25, 7 avril 2025.). En substance, l’arrêt traite des mesures provisionnelles contre les médias périodiques, régies par l’art. 266 CPC (dans sa version applicable jusqu’au 31 décembre 2024). Pour être admises, ces mesures exigent la quasi-certitude d’une atteinte imminente et grave, l’absence manifeste de justification, et le respect du principe de proportionnalité. Le cœur du litige porte sur la mise en balance entre la liberté de la presse et la protection de la personnalité (art. 28 CC), à interpréter à la lumière des droits fondamentaux et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. 

III. Arrêts cantonaux

3. Le calcul de la remise du gain dans l’affaire Spiess-Hegglin (Tribunal Cantonal de Zoug, décision du 22 janvier 2025, A1 2020 56)

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La décision du 22 janvier 2025 du Tribunal cantonal de Zoug s’inscrit dans la longue procédure opposant Jolanda Spiess-Hegglin à l’éditeur Ringier AG à propos de divers articles publiés dans Blick, Blick am Abend et sur Blick Online en 2014 et 2015, relatifs à l’« affaire politico-sexuelle de Zoug ». Après avoir jugé illicites ces publications dans une décision partielle de 2022[10], le tribunal devait statuer sur l’action en remise du gain (art. 28a al. 3 CC en lien avec l’art. 423 CO).

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S’appuyant sur la jurisprudence fédérale, notamment l’ATF 133 III 153 (Schnyder c. Ringier), TF 5A_658/2014 (Hirschmann I) et ATF 143 III 297 (Hirschmann II), le tribunal rappelle que la causalité exigée entre l’atteinte à la personnalité et le gain est seulement « abstraite » : il suffit que les articles soient, par leur présentation et leur orientation, aptes à favoriser les ventes ou à maintenir le lectorat d’un média de boulevard. Elle rejette ainsi la méthode du « bénéfice supplémentaire » défendue par Ringier AG, qui n’aurait retenu qu’une plus-value marginale liée aux articles incriminés.

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Sur cette base, le tribunal a procédé à une estimation du gain, conformément à l’art. 42 al. 2 CO. Les revenus publicitaires en ligne ont été calculés à partir du nombre de pages consultées, du nombre d’impressions publicitaires par article et du coût pour mille contacts, tandis que les revenus de la presse imprimée ont été évalués selon un modèle de pondération tenant compte de la taille, du placement et de la valeur d’attention des articles. La défenderesse n’ayant pas contesté de manière étayée les calculs de la demanderesse, le tribunal a largement suivi ces derniers, en opérant toutefois certaines corrections.

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Il en résulte une condamnation de Ringier AG à restituer un bénéfice net estimé à 309’531 CHF, intérêts à 5 % en sus. Le jugement n’est pas définitif ; il a été porté en appel.

Commentaire:

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La décision illustre l’applicabilité concrète de la remise du gain en cas d’atteinte à la personnalité par la presse à sensation, consacrant une conception souple du lien de causalité et confiant au juge une large marge d’appréciation pour l’estimation du gain.

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Cette décision a déjà fait l’objet de nombreux commentaires, dont notamment deux qui sont parus dans la présente revue[11]. Ne souhaitant pas ajouter de redondance, nous nous limiterons ici à un commentaire succinct de la décision mais également des points qui ont été soulevés par les commentateurs.

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À notre sens, le point essentiel à retenir de cette décision réside dans l’incapacité persistante, en l’état actuel de la jurisprudence et de la doctrine, d’offrir une méthode de calcul du gain simple et praticable. L’étude produite par la demanderesse a certes le mérite de s’attaquer au cœur de la problématique en intégrant des variables économiques pertinentes (valeur publicitaire, audience en ligne, pondération rédactionnelle, etc.), indispensables pour estimer le gain dans le contexte numérique. Toutefois, il n’est pas envisageable d’exiger d’une partie demanderesse qu’elle commande, à chaque action en remise du gain, une expertise privée dont le coût s’élève à plusieurs dizaines de milliers de francs.

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Espérons dès lors que le Tribunal fédéral aura un jour l’occasion de clarifier la méthode de calcul. Une telle clarification pourrait utilement s’inspirer de systèmes étrangers ou de la doctrine récente, afin de combler ce vide méthodologique qui fait de la remise du gain le « parent pauvre » de la jurisprudence en matière de protection de la personnalité.

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S’agissant des réactions suscitées par la décision, certains commentateurs ont avancé que la liberté de la presse serait menacée au vu du montant réclamé à Ringier AG. Un tel argument ne convainc pas. Le débat sur la liberté de la presse, qui en termes juridiques se rattache à l’examen de l’intérêt public à la publication, aurait dû débuter dès 2022, lorsque le Tribunal de Zoug a jugé que les articles litigieux portaient atteinte aux droits de la personnalité de Mme Spiess-Hegglin. C’est lors de la pondération des intérêts, que se pose la question de savoir si la protection conférée par la liberté de la presse peut l’emporter sur les droits de la personnalité Le risque de voir la liberté de la presse menacée réside précisément dans la possibilité qu’un tribunal considère, à tort, comme attentatoire à la personnalité une information qui relève de l’intérêt public. Sur ce point, le Tribunal fédéral exerce un contrôle de cognition complet et assure la garantie de ce droit fondamental.

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Le calcul de la remise du gain intervient, en revanche, sur un terrain distinct. La décision commentée se limite à déterminer le gain économique à restituer.  Ce calcul n’a aucun rapport avec la liberté de la presse ; il repose sur l’institution de la gestion d’affaires sans mandat (art. 423 CO), laquelle vise à priver le gestionnaire de mauvaise foi de l’avantage obtenu de manière indû. Il s’agit d’une opération mathématique, certes complexe dans le contexte médiatique, mais dont la finalité est simplement de restituer à la victime le gain pour que le crime ne paie pas et qui ne menace d’aucune façon la liberté de la presse.

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La situation est comparable au droit pénal, où la question de la culpabilité est tranchée indépendamment de la fixation de la peine : une fois la première admise, on ne saurait réintroduire ce débat au stade de la détermination de la sanction. De même, en l’espèce, le débat sur la liberté de la presse a été clos avec la constatation de l’illicéité.

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Il convient donc de distinguer nettement les deux étapes de l’action en remise du gain : d’une part, l’établissement d’une atteinte illicite aux droits de la personnalité ; d’autre part, l’évaluation du bénéfice réalisé.

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Enfin, en prenant un peu de recul dans ce débat, on peut rappeler que la liberté de la presse est une valeur fondamentale en démocratie qui tire sa légitimité de sa fonction de garant de l’information d’intérêt public. Elle se justifie avant tout lorsqu’elle permet au citoyen de se forger une opinion éclairée sur des questions sociétales majeures, à l’image du travail d’investigation mené par des médias tels que Mediapart en France, dont les enquêtes au long cours sur des affaires politiques et financières contribuent directement au débat public et à l’exigence de probité des gouvernants.

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Nous peinons à discerner en quoi la liberté de la presse devrait s’identifier à la divulgation de prétendues relations intimes entre deux personnalités politiques cantonales, mise en scène au moyen de titres aux jeux de mots graveleux. Sans prétendre fixer ici les limites de cette liberté fondamentale, il convient toutefois de regretter que la société Ringier AG n’ait pas saisi, en 2022, l’occasion de défendre devant le Tribunal fédéral sa conception de la liberté de la presse. Dans la présente affaire, le débat devant les tribunaux sur ce terrain n’est plus ouvert (LW).

4. L’enregistrement clandestin des propos d’une juge (Tribunal cantonal de Zurich, arrêt du 28 août 2024, LF240065)

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Lors d’une interruption d’audience devant le tribunal d’arrondissement de D., H., journaliste pour A. SA, a laissé un appareil dans la salle d’audience et enregistré clandestinement une conversation entre la juge C. et les autres membres du tribunal. Par la suite, un article en ligne est publié par A. SA. Cet article mentionne nommément C., cite des extraits de l’enregistrement et contient un lien permettant de l’écouter.

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Le tribunal d’arrondissement de D. et la juge C. déposent une demande de mesures superprovisionnelles, ou à défaut provisionnelles, afin de supprimer l’article en ligne, d’empêcher sa publication dans l’édition imprimée du journal A. SA. et d’empêcher la diffusion de certaines des déclarations contenues dans l’article.

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Le tribunal de Meilen a admis la demande de C., rejeté celle du tribunal d’arrondissement de D., et ordonné les mesures à titre provisionnel. Le journaliste H. et le journal A. SA font appel de cette décision auprès du Tribunal cantonal zurichois.

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S’agissant des conditions des mesures provisionnelles prévues aux art. 261 et 266 CPC, la Cour retient d’abord l’existence d’un risque de récidive. Bien que l’article ait été modifié pour ne plus citer nommément la juge C., ces adaptations ont été faites sous pression extérieure du service de communication du tribunal d’arrondissement D. et les recourants ont continué à affirmer la licéité du texte initial, ce qui, selon la jurisprudence[12], suffit à admettre un risque de récidive même en l’absence d’indices concrets.

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Sur l’atteinte à la personnalité, le Tribunal cantonal relève en premier que le droit au respect de la vie privée protège les conversations qui se déroulent dans une salle d’audience pendant une pause et à plus forte raison lorsque, comme en l’espèce, on invite le public à quitter la salle. En l’espèce, H. a porté atteinte à la personnalité de la juge C. en rendant accessible au public l’enregistrement et en citant des passages de l’enregistrement dans son article. Les modifications ultérieures de l’article ne suppriment pas l’atteinte, car il reste possible de retrouver sur Internet des versions antérieures de l’article.

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En dernier lieu, la Cour examine si le comportement portant atteinte à la personnalité peut néanmoins bénéficier d’un motif justificatif (art. 28 al. 2 CC). S’agissant d’une mesure provisionnelle, l’art. 266 let. b CPC exige une absence manifeste de motif justificatif, soit que la pesée des intérêts penche clairement en faveur de la partie requérant la mesure.

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Alors même que la juge exerce une fonction publique, la gravité de l’atteinte à sa vie privée prime sur l’intérêt du public à l’information. L’enregistrement ayant été obtenu illicitement, il est en principe inutilisable comme preuve (art. 152 al. 2 CPC), ce qui empêche de démontrer la véracité des faits rapportés. En outre, le ton sensationnaliste et certaines inexactitudes de l’article traduisent un objectif de captation d’audience plutôt qu’un véritable but informatif. La Cour retient également que les accusations portées, compte tenu de la fonction de la personne visée, sont susceptibles de causer un préjudice particulièrement grave, difficilement réparable, au sens de l’art. 266 let. a CPC.

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Enfin, la suppression intégrale de l’article est jugée proportionnée : elle constitue la mesure adéquate pour prévenir la réitération de l’atteinte, et il n’est pas exigé que la personne lésée agisse contre tous les médias ayant évoqué les faits.

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En conséquence, la Cour cantonale rejette le recours.

Commentaire:

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La Cour cantonale zurichoise retient au considérant 2.3.6 que « Wird ein Presseartikel mit persönlichkeitsverletzendem Inhalt unter Namensnennung der Berufungsbeklagten publiziert und alsdann – wohlwissend, dass “das Internet nicht vergisst” – mehrfach angepasst und anonymisiert, um sich schliesslich darauf zu berufen, dass zufolge der Anpassungen und der Anonymisierung keine Persönlichkeitsverletzung mehr vorliege, werden die Beiträge lediglich formal voneinander getrennt. In ihrer sofort erkennbaren Verbindung zueinander bleibt die Berufungsbeklagte ohne weiteres identifizierbar, so dass insgesamt die Persönlichkeitsverletzung andauert. » (« si un article de presse au contenu attentatoire à la personnalité est publié en mentionnant le nom de la défenderesse et qu’il est ensuite, en sachant pertinemment que “l’Internet n’oublie pas”, modifié à plusieurs reprises et anonymisé […], la défenderesse reste facilement identifiable, de sorte que l’atteinte à la personnalité doit être considérée comme persistante. »; traduction libre).

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Cette formulation, qui érige en principe général l’idée que « l’Internet n’oublie pas », ne correspond pas à l’approche nuancée adoptée par le Tribunal fédéral. Dans l’arrêt 5A_758/2020 (c. 4.3.3), le TF a précisé que la persistance d’une atteinte sur Internet dépend de la « facilité d’accès » au contenu litigieux ; une information reléguée dans des archives ou nécessitant des démarches actives pour être retrouvée ne saurait être assimilée à une atteinte toujours actuelle. De même, dans l’arrêt 5A_247/2020 (c. 5.2.3), le Tribunal fédéral a jugé qu’il convient d’examiner concrètement la visibilité et l’accessibilité de la publication en ligne au moment de statuer, notamment au regard de son classement dans les moteurs de recherche. En retenant de manière abstraite que l’atteinte persiste du seul fait de l’existence passée d’une version nominative et de la nature « indélébile » d’Internet, la Cour cantonale se distancie de ces critères jurisprudentiels, qui exigent une appréciation factuelle de l’accessibilité effective du contenu[13]. (LW)

5. La légitimation passive de Google pour des articles attentatoires à la personnalité de la FIFA (Tribunal de commerce du canton de Zurich, arrêt du 21 août 2024, HG220030)

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La FIFA, association de droit suisse dont le siège est à Zurich, assigne Google Ireland Limited et Google LLC, exploitant la plateforme de recherche en ligne Google, en invoquant une atteinte à sa personnalité. Sur un site tiers, plusieurs articles, jugés gravement attentatoires à la réputation de la FIFA et de certains de ses responsables, sont accessibles via la recherche Google. La FIFA demande la suppression de ces résultats et l’interdiction de leur réindexation future, subsidiairement la constatation du caractère illicite des articles. Google conteste, soutenant qu’aucune action concrète de sa part ne permet de la tenir pour coresponsable : les contenus ne peuvent être retrouvés que si l’internaute saisit le mot « FIFA » avec des noms précis ou des extraits des titres, ce qui suppose de déjà connaître les articles.

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Pour trancher la question de la légitimation passive, le Tribunal cantonal zurichois se fonde sur plusieurs arrêts du Tribunal fédéral ayant précisé la portée du terme « participe » de l’art. 28 al. 1 CC. Dans les arrêts Bloghoster (5A_792/2011) et Blackmailing Tactics (ATF 141 III 513), le TF adopte une conception large de la participation, englobant toute personne dont le comportement cause, rend possible ou favorise la violation, même sans faute ni connaissance du contenu litigieux. Ainsi, peut être visé celui qui facilite la diffusion de propos attentatoires sans en être l’auteur direct. Toutefois, dans l’affaire G. (5A_658/2014), le Tribunal fédéral nuance cette approche en excluant la participation lorsque le lien avec le contenu litigieux est trop vague : un simple lien générique vers le site d’un média ne suffit pas. En parallèle, d’autres décisions, notamment du Tribunal de district de Zurich (CG190002), considèrent qu’un moteur de recherche ne participe pas à l’atteinte si le lien entre la personne visée et les mots-clés attentatoires est établi par l’utilisateur, et non par l’algorithme lui-même. Sur cette base, le Tribunal cantonal retient que, bien que Google exploite le moteur de recherche et facilite en général l’accès à l’information, la recherche des articles litigieux nécessitait des combinaisons de mots incluant des éléments du titre, impliquant que l’utilisateur connaissait déjà le contenu. Dans ces conditions, le moteur de recherche n’établit pas le lien entre la personne et l’atteinte ; il se contente de reproduire la requête formulée par l’internaute. Ce rôle, jugé trop indirect, ne constitue pas une participation juridiquement pertinente, faute de lien de causalité concret entre l’activité du moteur et l’atteinte.

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La responsabilité et donc la qualité pour défendre font défaut. La demande fondée sur le droit de la protection des données est également rejetée, car la nouvelle LPD ne s’applique plus aux données de personnes morales. La cour rejette en conséquence les conclusions principales et subsidiaires de la FIFA.

Commentaire:

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Nous pouvons d’abord nous interroger sur le point de savoir si le Tribunal cantonal zurichois a pris en compte l’existence de l’onglet « Actualités » du moteur de recherche de Google. Cet onglet permet en effet de lister automatiquement l’ensemble des publications récentes traitant d’un mot-clé donné. Il n’est pas exclu que, par ce biais, un internaute ait pu accéder au contenu litigieux simplement en saisissant « FIFA », sans nécessairement connaître les titres des articles en cause. Cette fonctionnalité pourrait, en pratique, renforcer le lien entre l’exploitation du moteur et la diffusion de l’atteinte, et mériterait à ce titre un examen spécifique.

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S’agissant ensuite de la conception du lien de causalité retenue par le tribunal, nous observons que le débat se concentre sur la question de savoir si l’activité du moteur de recherche a « concrètement » contribué à la diffusion des contenus, mais cette analyse ressemble, en réalité, à une appréciation de la faute. Or, les actions défensives fondées sur les art. 28 ss CC ne requièrent pas la preuve d’une faute : la question du lien de causalité devrait se limiter à vérifier si l’atteinte a pour origine le comportement du défendeur. En se demandant si l’exploitant est « intervenu » d’une manière ou d’une autre dans la mise en lien entre la personne et le contenu litigieux, le raisonnement ne glisse-t-il pas subrepticement vers une recherche de faute plutôt que vers une analyse strictement causale ?

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Selon nous, cette conception revient, en pratique, à subordonner la qualité pour défendre à l’existence d’une faute imputable au prestataire, ce qui déplace l’analyse du terrain objectif de la protection de la personnalité (art. 28 CC) vers celui, subjectif, de la responsabilité délictuelle et de la réparation du dommage. Une telle approche risque de vider partiellement de sa substance les mécanismes préventif et défensif des art. 28 ss CC, en les confondant avec l’action en dommages-intérêts. Cette solution conduit également à des solutions fragmentées, car selon cette logique, un même contenu illicite pourrait être retiré d’un site source ou d’une plateforme active, mais rester accessible via un moteur de recherche considéré comme « passif » au motif que le lien causal serait jugé trop ténu, réduisant ainsi l’efficacité globale de la protection de la personnalité dans l’espace numérique. (LW)

6. La communication proportionnée d’un licenciement (Cour d’appel civil du canton de Fribourg, arrêt du 12 février 2025, 101 2024 247)

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L’ancien directeur général d’un groupe, également lié à une société exploitante, a été relevé avec effet immédiat de ses fonctions et licencié de cette dernière. Le jour même, un message interne et un communiqué de presse annonçant ce changement ont été diffusés, le premier à l’intention des employés, le second relayé par divers médias.

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L’intéressé a déposé une requête en mesures superprovisionnelles et provisionnelles visant à interdire aux défendeurs, soit plusieurs sociétés du groupe et leurs dirigeants, toute communication à destination de tiers (grand public, employés, clients, fournisseurs, partenaires commerciaux) portant sur son licenciement immédiat et tout fait connexe, sur toute enquête interne ou audit le concernant, notamment en lien avec une dénonciation anonyme, sur tout soupçon ou accusation d’infraction pénale à son encontre ainsi que sur les résultats d’une telle enquête ou audit. Il demandait également le retrait du communiqué de presse.

51

En première instance, la communication relative au licenciement, sans indication des motifs, ainsi qu’au contenu d’un rapport d’audit a été autorisée à un cercle restreint comprenant les organes des sociétés, les autorités et les partenaires bancaires, tout en demeurant interdite au grand public, aux clients et aux fournisseurs.

52

Reprenant intégralement l’examen des conditions de l’art. 261 CPC, la Cour d’appel a quant à elle estimé que les communications initiales, insistant sur un licenciement immédiat d’un dirigeant de longue date, étaient de nature à susciter des spéculations préjudiciables à la réputation de l’intéressé. Le message interne évoquant des « risques d’infractions pénales » sur la base d’une dénonciation anonyme et d’un rapport d’audit mentionnant seulement un « potentiel risque criminel » diffusait des accusations non établies, propres à porter atteinte à l’honneur et à la considération professionnelle de l’ancien directeur général. La Cour a relevé que le rapport d’audit ne justifiait pas la divulgation des motifs du licenciement et que la radiation du registre du commerce n’autorisait pas la diffusion des informations litigieuses. Elle a écarté, au stade des mesures provisionnelles, l’argument tiré de la prétendue qualité de personnalité publique de l’intéressé, cette question relevant du fond, et a constaté que la volonté exprimée par les appelants de continuer à communiquer sur les motifs du licenciement au-delà du cercle autorisé rendait vraisemblable un risque imminent d’atteinte à la personnalité.

53

La Cour a également retenu que le risque d’une atteinte à la considération sociale et professionnelle est, par nature, difficilement réparable et qu’il est largement reconnu comme tel dans la jurisprudence relative à la protection de la personnalité. Elle a jugé que la limitation de la communication à un cercle restreint opérait une pesée équilibrée des intérêts en présence, les intérêts essentiellement économiques des sociétés et dirigeants appelants, tels que le maintien de la réputation, de la confiance et du moral interne, ne justifiant pas une atteinte aux droits de la personnalité. Elle a relevé la pertinence de distinguer les partenaires bancaires, pour lesquels la connaissance de la composition de la direction est nécessaire, des clients et fournisseurs. En conséquence, elle a considéré que la communication litigieuse au-delà du cercle autorisé constituerait une violation des droits de la personnalité.

54

Enfin, la Cour a confirmé la qualité pour défendre de la société mère du groupe, en raison de la présence de son logo sur le communiqué, des citations de son président, de sa position d’actionnaire majoritaire et des liens de ses employés avec le conseil d’administration des sociétés concernées.

Commentaire:

55

La cour cantonale s’inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence existante en matière de protection de la personnalité, sans opérer de revirement, mais en illustrant de manière approfondie la mise en balance entre liberté d’information et droits de la personnalité dans un contexte de communication d’entreprise. Elle confirme qu’un licenciement annoncé comme « immédiat », associé à des mentions de « risques d’infractions pénales » fondées sur des accusations non établies, dépasse le seuil de tolérance admissible et porte atteinte à la réputation et à l’honneur de la personne concernée. La décision rappelle également que des intérêts purement économiques ne sauraient justifier une atteinte aux droits de la personnalité et que la communication doit rester limitée à un cercle restreint, déterminé selon la nature des relations en cause. Elle réaffirme enfin que la vraisemblance d’un risque imminent d’atteinte, combinée à la difficulté de réparer un tel préjudice, suffit à fonder des mesures provisionnelles restrictives. (JD)

IV. Arrêts de la CourEDH et CJUE

7. Protection des données médicales publiées en ligne (Cour européenne des droits de l’Homme, arrêt du 13 juin 2024, Cracò c. Italie, req. no 30782/18)  

56

L’affaire concerne la publication en ligne, par la section régionale de Sicile de la Cour des comptes, d’un jugement contenant des références détaillées aux conditions médicales et aux dossiers de santé du requérant.

57

En première instance, la demande d’anonymisation du jugement est rejetée. En recours, la publication des données de santé est déclarée illicite et l’affaire est renvoyée pour la seule réévaluation du montant de l’indemnisation, qui est fixée à 2’000 euros, assortie d’environ 3’500 euros de frais et dépens.

58

Malgré ces décisions, le jugement non caviardé demeure accessible au public sur le site internet de la Cour des comptes, sans restriction ni anonymisation, et sans que le requérant soit informé d’un éventuel retrait ou remplacement par une version caviardée.

59

Sur la recevabilité de la requête au titre de l’art. 8 CEDH, la Cour rejette l’argument de l’Etat défendeur selon lequel le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes, estimant qu’un appel limité au montant de l’indemnisation ne constitue pas un recours effectif pour faire cesser la persistance de la publication. Elle écarte également l’exception tirée de la perte du statut de victime, constatant que le jugement litigieux est toujours accessible et que les autorités n’ont pas reconnu ni réparé le manquement continu à la Convention.

60

Sur le fond, la Cour rappelle les principes généraux relatifs à la protection des données médicales en vertu de l’art. 8 CEDH, ainsi que les dispositions pertinentes du droit italien imposant le caviardage des décisions judiciaires publiées lorsqu’elles contiennent des données sensibles. Elle relève que, malgré la reconnaissance du caractère illicite de la publication et l’octroi d’une indemnisation, aucune mesure concrète n’est prise pour retirer ou anonymiser le jugement. Elle conclut que le maintien en ligne du jugement non expurgé constitue une violation de l’article 8.

61

Les autres griefs, tirés notamment du paiement tardif de l’indemnisation, sont jugés manifestement mal fondés, la Cour relevant que le retard résulte en partie du comportement du requérant, qui ne fournit pas les informations bancaires nécessaires en temps utile.

62

En application de l’art. 46 CEDH, la Cour ordonne à l’Italie de retirer, dans un délai de trois mois, le jugement litigieux du site de la Cour des comptes et des autres bases de données publiques ou de le remplacer par une version expurgée. Elle estime que la constatation de la violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage non pécuniaire, le requérant ayant déjà obtenu une indemnisation nationale qu’il n’a pas contestée quant à son montant, et rejette la demande de remboursement de frais et dépens.

Commentaire:

63

Cet arrêt s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’Homme en matière de protection des données médicales, domaine où elle adopte une approche particulièrement stricte au titre de l’art. 8 CEDH. Fidèle à ses précédents (notamment Z c. Finlande[14], L.L. c. France[15] ou Y. c. Turquie[16]), la Cour réaffirme que la divulgation d’informations médicales constitue une ingérence grave dans la vie privée et que les États ont l’obligation de garantir leur protection, y compris face à des actes imputables à des autorités judiciaires. L’apport de l’arrêt tient à la rigueur avec laquelle la Cour sanctionne non seulement la publication initiale, mais aussi l’absence de mesures correctives concrètes après la reconnaissance interne de l’illicéité et l’octroi d’une indemnisation. En insistant sur le caractère continu de la violation tant que le jugement non caviardé reste en ligne, la Cour renforce l’exigence d’effectivité des réparations dans ce type d’atteintes, consolidant ainsi sa jurisprudence sur la nécessité d’une protection pratique et effective, et non purement théorique, des données sensibles. On observe que le délai de trois mois laissés à l’État paraît particulièrement long au regard de la sensibilité des données médicales concernées. Cette situation contraste avec l’approche adoptée par la CourEDH dans l’arrêt S and Marper c. Royaume‑Uni[17], où la destruction immédiate des échantillons d’ADN de personnes non condamnées a été saluée comme un modèle de proportionnalité et de respect effectif du droit à la vie privée. (JD)

8. Le refus d’exécuter une décision étrangère en matière de diffamation (CJUE Aff. C‑633/22, arrêt du 4 octobre 2024, Real Madrid CF et al. c. Le Monde et al.)

64

En 2006, le journal Le Monde publie un article, signé par un de ses journalistes, affirmant que le Real Madrid et le FC Barcelone ont recouru aux services d’un acteur majeur d’un réseau de dopage cycliste. Malgré un démenti publié peu après, le Real Madrid et un membre de son équipe médicale engagent en Espagne une action en responsabilité pour atteinte à l’honneur. Les juridictions espagnoles condamnent Le Monde et le journaliste à verser respectivement 300 000 € au club et 30 000 € au médecin, plus intérêts et frais, et à publier la décision. En 2018, le tribunal de grande instance de Paris déclare ces décisions exécutoires en France. En 2020, la cour d’appel de Paris révoque cette exécution, jugeant les montants disproportionnés au regard des standards français et de nature à porter atteinte à la liberté de la presse, donc contraires à l’ordre public international français. La Cour de cassation saisit la CJUE pour préciser dans quelles conditions l’article 34, point 1, et l’article 45 du règlement n° 44/2001 (« Bruxelles I »), lus avec l’article 11 de la Charte, permettent de refuser l’exécution d’une telle décision étrangère.

65

La Cour rappelle que le système du règlement n° 44/2001 repose sur la confiance mutuelle et la reconnaissance quasi automatique des décisions d’un autre État membre, sauf motifs strictement énumérés, dont la contrariété manifeste à l’ordre public du for (art. 34, point 1). Cette exception ne s’applique que dans des cas exceptionnels, lorsqu’il y a violation manifeste d’un principe fondamental, ici la liberté d’expression et de la presse protégée par l’article 11 de la Charte. Le juge de l’exécution ne peut réviser le fond de la décision étrangère, mais il peut examiner si les dommages-intérêts accordés sont manifestement disproportionnés par rapport à l’atteinte subie et susceptibles d’avoir un effet dissuasif excessif sur la presse, au regard notamment des ressources des condamnés, de la gravité de la faute, de l’étendue du préjudice et des sanctions accessoires. Un montant imprévisible ou très élevé, par rapport aux pratiques en matière de diffamation, peut constituer un tel effet dissuasif. L’évaluation doit être concrète et circonstanciée, sans se limiter à une comparaison mécanique avec les montants alloués dans l’État requis. Si seule une partie des sommes est disproportionnée, le refus d’exécution doit être limité à cette partie. En conclusion, l’exécution doit être refusée si elle entraîne une violation manifeste de la liberté de la presse et, partant, une atteinte à l’ordre public de l’État requis. (LW)

Commentaire:

66

Cet arrêt de la CJUE marque un tournant jurisprudentiel : la Cour admet qu’une condamnation étrangère, même en matière civile, peut ne pas être exécutée si son application porte atteinte, de manière manifestement disproportionnée, à la liberté de la presse protégée par l’art. 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE.

67

Cette approche s’écarte des décisions antérieures où le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires (règlement Bruxelles I, art. 34 et 36) était appliqué sans réserve[18], sauf exception liée à l’ordre public. Ici, la Cour introduit une nuance majeure : un juge requis peut refuser l’exécution si la condamnation étrangère est manifestement disproportionnée dans l’État requis, en raison notamment d’un effet dissuasif sur la liberté des médias.

68

L’avocat général Szpunar plaide, dans ses conclusions, en faveur de cette interprétation novatrice : la liberté de la presse constitue un principe fondamental de l’ordre juridique de l’Union, qui peut justifier une restriction du mécanisme d’exequatur.

69

La doctrine a accueilli favorablement cette orientation, certains auteurs allant jusqu’à qualifier l’arrêt de « grand arrêt du droit international privé européen », en raison de sa capacité à replacer les droits fondamentaux et en particulier la liberté d’expression, au cœur de l’équilibre entre reconnaissance mutuelle des jugements et protection des médias[19]


 

Notes de bas de page

  1. Doctorant et assistant à la Chaire de droit civil I de l’Université de Fribourg.

  2. Avocat-stagiaire dans le Canton de Fribourg. Les auteurs tiennent à remercier Carlos Gonzalez Villaverde, assistant à la Chaire de droit civil I de l’Université de Fribourg, pour sa précieuse collaboration.

  3. Entre autres décisions sur cette notion: ATF 123 III 385, c. 4a ; ATF 122 III 449, c. 2b ; ATF 119 II 97, c. 4a/aa ; ATF 111 II 209 c. 2 ; ATF 107 II 1, c. 2 ; ATF 105 II 163, c. 2 ; ATF 55 II 94, c. 1.

  4. Pour un exemple: Arrêt du TF 5A_256/2016 c. 5.2.3.

  5. La publication sur Internet du reproche d’un comportement socialement déplaisant porte atteinte à la personnalité (ATF 138 III 641, c. 3) ; ATF 129 III 49.

  6. ATF 107 II 1, c. 2; ATF 105 II 163, c. 2.

  7. Udris Linards/Fürst Silke/Eisenegger Mark, Verdrängung privater Informationsmedien durch Nachrichtenangebote öffentlicher Medien? Nutzung und Zahlungsbereitschaft in der Schweiz, in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Bâle 2024, p. 33.

  8. Siegen Dario/Schneider Jörg, Mediennutzung, in: in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Bâle 2024, p. 87 ss; Schneider Jörg/ Siegen Dario, Mediennutzung, in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2023, Bâle 2023, p. 133 ss; Schwaiger Lisa/Schneider Jörg, Mediennutzung, in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2022, Bâle 2022, p. 123 ss.

  9. Siegen Dario/Schneider Jörg, Mediennutzung, in: in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2024, Bâle 2024, p. 95; Schneider Jörg/ Siegen Dario, Mediennutzung, in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2023, Bâle 2023, p.142; Schwaiger Lisa/Schneider Jörg, Mediennutzung, in: fög – Forschungszentrum Öffentlichkeit und Gesellschaft (édit.), Jahrbuch Qualität der Medien 2022, Bâle 2022 p. 130.

  10. Cette décision a fait l’objet d’un résumé et a été commenté par l’auteur dans une précédente revue de jurisprudence (Francey Julien/Wéry Louis, Quand l’acharnement médiatique entraine la remise du gain, medialex 08/22, 7 octobre 2022 N 76 ss.).

  11. Born Christoph, Gewinnschätzung mit schalem Nachgeschmack und beschränkter Tragweite, medialex 01/25, 3. Februar 2025; Egli Isabelle/Steiger Martin, So wurde im Fall Spiess-Hegglin die Gewinnherausgabe berechnet, medialex 04/25, 8. Mai 2025.

  12. ATF 102 II 122, c. 1; ATF 128 III 96, c. 2e.

  13. Les deux décisions du Tribunal fédéral citées dans le présent commentaire (arrêt du Tribunal fédéral 5A_758/2020 du 3 août 2021 et arrêt du Tribunal fédéral 5A_247/2020 du 18 février 2021 (publié au ATF (ATF 147 III 185)) ont fait l’objet de résumés et de commentaires distincts, par l’auteur, dans une précédente revue de jurisprudence (Francey Julien/Wéry Louis, Quand l’acharnement médiatique entraine la remise du gain, medialex 08/22, 7 octobre 2022 N 20 ss., 55 ss.).

  14. CourEDH, arrêt du 25 février 1997, Z c. Finlande (req. no 22009/93).

  15. CourEDH, arrêt du 10 octobre 2006, L.L. c. France (req. no 7508/02).

  16. CourEDH, arrêt du 17 février 2009, Y. c. Turquie (req. no 648/10).

  17. CourEDH, arrêt du 4 décembre 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni (req. nos 30562/04 et 30566/04).

  18. CJUE, 28 mars 2000, C-7/98, Krombach c. Bamberski ; CJUE, 11 mai 2000, C-38/98, Renault c. Maxicar ; CJUE, 2 avril 2009, C-394/07, Gambazzi.

  19. Marchadier Fabien, Contrôler sans réviser ? Quelle place pour le contrôle du respect des droits fondamentaux dans un contexte de confiance mutuelle ?, in Perspectives contentieuses internationales, vol. 3, juin 2025, p. 55 s.