Quand le duc n’est pas un vrai duc et que la « folie des truites » fait le buzz

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Aperçu de la jurisprudence fédérale, cantonale et internationale rendue durant l’année 2018 en matière de droit civil et de procédure civile en lien avec les médias

Christiana Fountoulakis, professeure ordinaire, Chaire de droit civil I, Université de Fribourg et Julien Francey, docteur en droit, avocat

Zusammenfassung: Aus der bundesgerichtlichen Rechtsprechung sind im Jahre 2018 keine amtlich publizierten Entscheidungen zu zivilrechtlichen Ansprüchen gegenüber Medienunternehmen hervorgegangen. Das Bundesgericht hatte jedoch die Gelegenheit, sich in einem «unpublizierten» Entscheid zur Frage der Persönlichkeitsverletzung einer Person, deren Grafentitel in Frage gezogen wird, zu äussern, und beurteilte in einem anderen «unpublizierten» Entscheid die Formulierung von Begehren im Massnahmeverfahren. Aus der kantonalen Rechtsprechung ist zunächst ein Urteil der Cour constitutionnelle des Kantons Jura zu erwähnen, das sich mit dem Antrag auf Anonymisierung eines Urteils in Zusammenhang mit der Annullierung einer Bürgermeisterwahl in Porrentruy auseinandersetzt. Sodann hat sich das Appellationsgericht Basel-Stadt zur Frage des Beweismasses und der Beweislast im Rahmen vorsorglicher Massnahmen geäussert. Gleich zwei kantonale Entscheidungen, eine des Kantonsgerichts Freiburg und eine des Obergerichts Zürich, sind dem Gegendarstellungsrecht gewidmet. Erwähnenswert aus der erstinstanzlichen Rechtsprechung ist die Entscheidung des Bezirksgerichts Zürich, welche die Passivlegitimation einer Suchmaschine im Rahmen von Art. 28 ZGB im Grundsatz bejaht. Aus der Rechtsprechung des EGMR ist die Entscheidung GRA Stiftung hervorzuheben, in welcher sich das Gericht mit dem Vorwurf des verbalen Rassismus im Nachgang an die Minarett-Initiative auseinandersetzt.

Résumé : En 2018, le Tribunal fédéral n’a rendu aucun arrêt destiné à la publication en droit civil dans des affaires impliquant des médias. En revanche, il a eu l’occasion de rendre un arrêt non publié relatif à la violation de la personnalité d’un duc dont le titre était remis en cause. Dans un autre arrêt non publié, le Tribunal fédéral s’est exprimé sur la formulation des conclusions lors d’une procédure de mesures provisionnelles. En matière cantonale, on peut citer l’arrêt de la Cour constitutionnelle du canton du Jura qui s’est prononcée sur l’anonymisation d’un de ses jugements qui dévoilait le nom d’une personne suite à l’annulation de l’élection du maire de la commune de Porrentruy. Le Tribunal d’appel de Bâle-Ville s’est, quant à lui, penché sur le degré et le fardeau de la preuve en lien avec les mesures provisionnelles dirigées contre des médias. Deux décisions cantonales, une prononcée par le Tribunal cantonal fribourgeois et l’autre par le Tribunal supérieur zurichois, se sont consacrées au droit de réponse. Il convient également de relever la décision de première instance du Tribunal d’arrondissement de Zurich qui a admis la légitimation passive d’un moteur de recherche lors d’une violation des droits de la personnalité au sens de l’art. 28 CC. S’agissant de la jurisprudence de la CourEDH, on peut évoquer l’affaire GRA Stiftung où une ONG avait qualifié de « racisme verbal » le discours d’un politicien UDC qui s’était exprimé lors de l’initiative contre les minarets.

I. Introduction

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La chronique présente et discute les arrêts importants rendus par le Tribunal fédéral en la matière au cours de l’année précédente. Elle tient également compte d’une sélection d’arrêts cantonaux ainsi que de trois arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme, dont l’un concerne la Suisse et les deux autres revêtent un intérêt général.

II. Le titre « Le duc est-il un vrai duc ? » dans un article de presse ne porte pas atteinte à l’honneur (TF, 5A_76/2018 du 29 mars 2018)

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Un journal publie un article portant le titre « Le duc est-il un vrai duc ? » (« Ist der Graf ein echter Graf ? ») et énonçant, dans le chapeau : « Un descendant des anciens propriétaires du château D à U doute de l’appartenance de A … à la famille D. … ». Le duc A, auquel il est fait référence dans l’article en mentionnant son nom, ouvre action devant les tribunaux de St-Gall et demande la constatation de l’illicéité de l’article ainsi que le prononcé d’une interdiction, pour le journal, de réutiliser l’article. Ayant échoué devant les tribunaux cantonaux, le duc A recourt au Tribunal fédéral. Ce dernier rappelle sa jurisprudence en matière de protection de la personnalité à l’égard des médias, selon laquelle tant des fausses que des vraies allégations peuvent constituer une atteinte à la personnalité. Ce qui est décisif est que l’allégation est susceptible de diminuer la réputation de la personne concernée auprès du lecteur moyen. La compréhension d’un article de presse par le « lecteur moyen » ainsi que l’impression créée sont des questions de droit que le Tribunal fédéral revoit librement. Le juge du fond dispose toutefois d’une marge d’appréciation et le Tribunal fédéral ne corrige la décision cantonale que si elle s’écarte sans raison des principes reconnus par la jurisprudence et la doctrine.

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Dans le cas concret, les juges fédéraux ne voient aucune raison de renverser le jugement de l’instance précédente : le duc A n’a contesté que le titre de l’article incriminé, qui, faute de référence à une personne reconnaissable, ne pouvait pas constituer une atteinte à la personnalité. Même en lisant le titre conjointement avec le chapeau, une telle atteinte devait être niée : le chapeau ne faisait que poser la question de l’appartenance à la famille D, et par là même, celle d’une ascendance noble du recourant, ce qui ne l’a pas fait apparaître sous un mauvais jour aux yeux des lecteurs du journal régional. Sa réputation sociale n’était tout au plus que très légèrement bafouée. L’argument du recourant que le point d’interrogation dans le titre était utilisé comme couverture (« Deckmäntelchen », « Feigenblatt ») et que le journal n’a tout simplement pas osé ouvertement prétendre que le recourant était un imposteur, n’a pas non plus su convaincre le Tribunal fédéral, car par cela, le recourant ne faisait que substituer sa propre lecture du titre et du contexte à celle du lecteur moyen.

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L’arrêt mélange deux aspects qui seraient à distinguer. En fait, selon les faits exposés, l’article posait la question de savoir si le recourant était un descendant des anciens propriétaires du château et, « en relation avec cela », celle de l’ascendance noble du recourant. L’arrêt conclut que ces questions ne sont pas à même de diminuer la réputation du recourant aux yeux des lecteurs du journal. Pourtant, il y a une différence entre la première et la deuxième question. S’interroger si le duc A est effectivement un membre de la famille D n’a pas la même portée que la question de savoir si le duc A est vraiment un duc. Dans le premier cas, le doute quant à l’appartenance à une famille est semé. Il n’est pas à exclure que la remise en cause de l’appartenance à une famille (noble ou pas noble) porte atteinte à la personnalité de la personne qui en fait l’objet (piété familiale, honneur, cas échéant vie privée et intime : enfant adultère ou caché, par exemple), même si, on l’occurrence, on semble loin de telles allégations ou révélations. En revanche, se demander si une personne portant le titre d’un duc est un vrai duc sème le doute quant à son honnêteté : en effet, si elle n’est pas un « vrai » duc, elle se serait appropriée ce titre sans y être légitimée. En d’autres termes, on se demande, comme le fait valoir le recourant, si cette personne ne serait pas un imposteur.

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Faute de reproduction de l’article litigieux dans l’arrêt analysé, on ne saurait juger si le rejet du recours est fondé ou non. En tout état de cause, on n’aurait pas dû mettre dans le même panier la question de l’appartenance à la famille des anciens propriétaires et celle de la légitimité de porter le titre de duc et en tirer une conclusion qui, à y regarder de près, ne vaut que pour la première des questions soulevées.

III. Conclure lors de mesures provisionnelles qu’un contenu litigieux doit être supprimé durant la procédure de mesures provisionnelles entraîne l’irrecevabilité de cette conclusion (TF, 5A_354/2018 du 21 septembre 2018)

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Les faits ayant donné lieu à cet arrêt étaient les suivants : un journaliste s’est vu interdire à titre superprovisionnel la publication de certaines affirmations au sujet d’un étranger. Cette interdiction n’a pas été confirmée au stade des mesures provisionnelles. L’étranger a alors déposé un recours sommairement motivé au Tribunal fédéral et a conclu à l’octroi de l’effet suspensif ainsi qu’à l’interdiction de la publication des passages litigieux pendant toute la durée de la procédure provisionnelle (für die gesamte Dauer des Massnahmeverfahrens). Le 26 avril 2018, le Président de la IIe Cour de droit civil du Tribunal fédéral a ordonné des mesures provisionnelles au sens de l’art. 104 LTF mais a rejeté la requête d’effet suspensif faute d’utilité. Par la suite, mais toujours dans le délai de recours, l’étranger a produit un mémoire motivé en ajoutant de nouvelles conclusions : il a également requis que l’éventuelle délibération du Tribunal fédéral ait lieu à huis clos, que la publication du jugement du Tribunal fédéral ne contienne pas la reproduction des passages litigieux afin d’éviter qu’on puisse le reconnaître et que le rubrum de même que le dispositif du jugement du Tribunal fédéral soient mis à disposition du public au siège du Tribunal fédéral de manière anonyme.

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Selon la jurisprudence, les conclusions du recourant doivent être claires, mais elles peuvent être interprétées à l’aune de la motivation juridique. En l’espèce, le recourant a requis l’interdiction de la publication des passages litigieux durant la procédure provisionnelle (Massnahmeverfahren). L’instance inférieure avait déjà relevé que la précision « durant la procédure provisionnelle » était inutile, car les mesures provisionnelles produisaient leurs effets de par la loi jusqu’à la décision au fond. Par ordonnance présidentielle, le Tribunal fédéral a également relevé que les conclusions du recourant étaient trompeuses ; il ne s’agissait pas de requérir l’effet suspensif du recours au Tribunal fédéral, mais bien des mesures provisionnelles au sens de l’art. 104 LTF afin d’éviter que le journaliste puisse publier son article durant la procédure devant le Tribunal fédéral. Malgré ces deux avertissements sur l’insuffisance de ses conclusions, le recourant les a confirmées lors du dépôt du (second) mémoire motivé. Dans cette mesure, le Tribunal fédéral a estimé qu’il ne pouvait pas interpréter les conclusions du recours à l’aune de sa motivation et qu’il devait se limiter à leur teneur littérale.

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Le Tribunal fédéral a ainsi constaté que le recourant exigeait l’interdiction de la publication des passages litigieux durant la procédure provisionnelle et non durant la procédure au fond. Pourtant, les mesures provisionnelles n’ont de sens qu’en lien avec la procédure au fond. Dès lors, les conclusions prises par le recourant sans référence à la procédure au fond ne méritent aucune protection. Le Tribunal fédéral a donc déclaré irrecevable cette partie du recours.

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Il s’est cependant penché sur les conclusions liées à la publicité des jugements qu’il rend. Etant donné l’absence d’audience publique, il n’était pas nécessaire d’examiner si les délibérations devaient avoir lieu à huis clos.

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Selon l’art. 60 RTF, « le rubrum et le dispositif de tous les arrêts [du Tribunal fédéral] sont mis à la disposition du public au siège du Tribunal fédéral pendant 30 jours ouvrables avec les noms des parties pour autant que la loi n’exige pas qu’ils soient rendus anonymes ». En l’espèce, il n’existait aucune base légale imposant cette anonymisation et le Tribunal fédéral n’admet d’autres exceptions que de manière très restrictive, c’est-à-dire lorsque le dispositif non anonymisé serait de nature à causer une atteinte particulièrement grave au droit de la personnalité d’une des parties. Le recourant soutenait qu’il en allait ainsi en cas d’admission du recours, car le dispositif du jugement contiendrait les propos illicites que le journaliste doit s’abstenir de publier. Cette hypothèse ne s’était toutefois pas réalisée. Vu l’irrecevabilité du recours, la consultation non anonymisée du rubrum et du dispositif ne causerait pas une violation particulière à la personnalité du recourant : le dispositif n’informerait que sur le fait que des mesures provisionnelles contre le journaliste ont été refusées sans préciser la teneur du litige.

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Enfin, le recourant avait requis que le jugement soit publié sur Internet en évitant de reproduire les affirmations du journaliste prétendument illicites, car elles permettaient de l’identifier. A cette fin, il se fondait sur l’art. 59 al. 3 RTF qui permet au président de la cour de prendre des mesures pour protéger la personnalité des parties. En raison du principe de publicité de la jurisprudence fédérale, il faut toutefois accepter que certaines personnes familières de l’affaire puissent reconnaître les parties en raison de la présentation des faits de l’arrêt. Par conséquent, cette requête devait être rejetée elle aussi.

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Cet arrêt rappelle l’importance de la prise de conclusions pour les avocats, que cela soit devant les autorités cantonales ou fédérales. Si dans un premier temps, le juge instructeur a été clément en acceptant de convertir la requête d’effet suspensif en mesures provisionnelles, le Tribunal fédéral a ensuite été ferme : il a refusé d’interpréter les conclusions du recourant à l’aune de la motivation juridique. Etant donné que les mesures provisionnelles ne visent pas à obtenir l’interdiction de la publication litigieuse durant la seule procédure provisionnelle, les conclusions prises n’avaient pas d’utilité et ne méritaient aucune protection. Le Tribunal fédéral a donc déclaré irrecevable le recours portant sur les mesures provisionnelles. Ce résultat peut paraître sévère. Toutefois, le recourant, respectivement son avocat, avait déjà été alerté par l’instance cantonale sur l’insuffisance des conclusions prises. En outre et même si le Tribunal fédéral ne le dit pas explicitement, le fait que le recourant ait été assisté d’un avocat a évidemment joué un rôle important.

IV. La divulgation du nom d’un ancien politicien ayant participé à la campagne électorale de son fils annulée en raison d’irrégularités est admissible (arrêt de la Cour constitutionnelle jurassienne du 25 avril 2018, CST 3/2017)

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Cet arrêt porte également sur l’anonymisation d’un jugement et expose dans quelles circonstances une autorité judiciaire peut violer le droit de la personnalité en dévoilant le nom d’une personne dans son jugement publié sur Internet.

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Dans cette affaire politisée, la juge administrative du canton du Jura avait annulé l’élection de Thomas Schaffter à la mairie de Porrentruy en raison d’irrégularités. Sur recours, la Cour constitutionnelle avait confirmé en 2013 l’annulation du scrutin et avait publié son jugement sur le site du canton du Jura. L’arrêt contenait notamment certains passages sur l’enquête pénale qui avait été ouverte pour captation de suffrages et mentionnait le nom du père de Thomas Schaffter, soit Laurent Schaffter. En effet, un prévenu l’avait accusé d’être l’organisateur des fraudes électorales, mais la Cour avait précisé que les soupçons contre Laurent Schaffter ne s’étaient pas avérés.

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En 2017, Laurent Schaffter a saisi la Cour constitutionnelle en exigeant que celle-ci anonymise son jugement de 2013 en ce qui le concerne. Pour motiver sa requête, Laurent Schaffter s’est basé sur la convention intercantonale relative à la protection des données et à la transparence dans les cantons du Jura et de Neuchâtel (CPDT-JUNE) ; celle-ci permet de s’adresser au maître du fichier pour obtenir la cessation du traitement illicite.

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Dans un premier temps, la Cour constitutionnelle a retenu qu’elle était effectivement le maître du fichier, étant donné qu’elle avait décidé de la publication du jugement litigieux et de ses modalités. En revanche, elle a considéré que Laurent Schaffter n’avait plus d’intérêt à agir quatre ans après les faits, de sorte qu’il était déchu de ses droits. Certes, la CPDT-JUNE ne contient aucun délai pour réclamer la suppression de l’atteinte, mais l’abus de droit est réservé. Or, la Cour a jugé que l’écoulement du temps avait fait perdre tout intérêt à Laurent Schaffter.

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Même si la Cour constitutionnelle a déclaré la requête irrecevable, elle a tout de même examiné les arguments sur le fond. Ce faisant, elle a rappelé les principes de transparence et d’information qui lient les autorités. Le Tribunal cantonal jurassien a d’ailleurs adopté un règlement régissant la publication de la jurisprudence. Ce règlement prévoit que le nom d’une personne morale de droit privé peut être dévoilé lorsque celle-ci joue un rôle important dans la vie sociale, économique ou politique. En revanche, il ne contient aucune disposition sur la divulgation du nom d’une personne physique ou d’un tiers concerné par la procédure. La Cour constitutionnelle considère toutefois que le principe de transparence permet de divulguer l’identité d’une personne physique et des tiers aux mêmes conditions que celle des personnes morales. Conformément à l’art. 57 al. 1 CPDT-JUNE, un intérêt privé prépondérant peut cependant s’opposer à la publication du nom d’une personne, notamment lorsqu’il existe une atteinte illicite à sa personnalité.

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Le terme d’« atteinte à la personnalité » s’interprète à l’aune des dispositions du droit privé, plus particulièrement de l’art. 28 CC ou de la LPD, qui s’appliquent notamment en cas d’atteinte par la presse à laquelle la Cour constitutionnel assimile le site Internet de jurisprudence cantonale. Un média peut porter atteinte, soit en alléguant des faits, soit par l’impression que ceux-ci en donnent. Il convient de faire preuve de prudence lorsqu’un article relate qu’une personne est soupçonnée d’avoir commis un acte délictueux, en adoptant une formulation qui fasse comprendre avec suffisamment de clarté aux yeux du lecteur moyen qu’il s’agit en l’état d’un simple soupçon. Selon la jurisprudence constante, la révélation d’un fait vrai est licite, sauf si la personne est inutilement rabaissée ou que le fait concerne sa sphère intime ou privée. Toutefois, le besoin du public à être informé peut justifier l’atteinte à la vie privée, ce qui impose de peser les intérêts en présence. On admet ainsi qu’une personne politique jouit d’une sphère privée plus restreinte qu’un individu normal.

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En l’espèce, la Cour observe que le requérant avait lui-même siégé au Gouvernement jurassien durant sept ans et qu’il est le père de Thomas Schaffter dont l’élection avait été annulée. En outre, il avait œuvré publiquement en faveur de la campagne de son fils. Dès lors, Laurent Schaffter devait être considéré comme une personnalité publique et devait accepter que ses agissements soient relatés par la presse et, par conséquent, dans un arrêt publié sur Internet. De plus, le lecteur moyen comprenait aisément que les soupçons provenaient uniquement des déclarations d’un prévenu et qu’ils ne sont pas confirmés. Par conséquent, la publication du jugement n’a pas donné une fausse impression du requérant. Il était donc permis de dévoiler le nom du requérant dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2013.

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Il n’est pas certain que le requérant ait perdu tout intérêt à agir, même quatre ans après la publication de l’arrêt litigieux. En effet, son nom était toujours divulgué sur Internet, ce qu’il considérait comme une violation de ses droits. En l’absence de délai pour demander la cessation de l’atteinte, seul l’abus de droit permettait à la Cour de ne pas entrer en matière sur la demande. L’abus de droit n’étant admis que de manière restrictive, la Cour constitutionnelle aurait dû donner l’occasion au requérant de justifier son intérêt avant de déclarer irrecevable la demande en suppression de l’atteinte. En omettant de le faire, elle prenait le risque d’un recours pour violation du droit d’être entendu. Il semble que la Cour ait été consciente de ce problème, puisqu’elle a examiné le bien-fondé de la requête de Laurent Schaffter, ce qui rend cet arrêt intéressant.

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La Cour a raisonné avec le droit à l’information (art. 57 CPDT-JUNE), mais elle aurait également pu analyser la licéité de la divulgation du nom de Laurent Schaffter au regard des règles cantonales régissant la communication de données à des tiers (art. 25 s CPDT-JUNE). Néanmoins, le fondement juridique ne jouait aucun rôle ; dans les deux hypothèses, la Cour devait procéder à une pesée des intérêts en présence afin de déterminer s’il était licite de dévoiler le nom du requérant en lien avec l’annulation de l’élection municipale.

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L’appréciation de la Cour se fonde certes sur la législation jurassienne et neuchâteloise, mais le même résultat devrait aussi valoir pour la publication de jugements d’autres cantons. En effet, les différents droits cantonaux relatifs à l’information conditionnent la communication de données à l’absence d’intérêt privé ou public prépondérant[1]. Cette exigence exprime d’ailleurs la proportionnalité, condition de restriction du droit fondamental à la vie privée et principe régissant l’activité de toute autorité.

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A raison, la Cour assimile la revue de jurisprudence cantonale à un média. Dès lors, on peut y appliquer les principes classiques régissant les atteintes à la personnalité par voie de presse. En revanche, la Cour semble déduire de manière trop péremptoire que la vie privée des personnalités publiques doit s’effacer au profit de l’intérêt du public à être informé. En effet et selon la CourEDH, il faut dans chaque cas concret procéder à une délicate pesée des intérêts où la notoriété de la personne visée ne constitue qu’un critère parmi d’autres avec notamment celui de la contribution à débat d’intérêt général[2].

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Dans le cas jugé, la Cour a estimé que Laurent Schaffter est une personnalité publique notamment parce qu’il avait siégé au Gouvernement jurassien et qu’il s’était engagé publiquement pour la campagne de son fils. Cette appréciation correspond tout à fait aux principes actuels. Il n’en va pas de même pour le fait qu’il est le père de Thomas Schaffter : on ne devient pas une personnalité publique du simple fait d’être le parent d’une personne connue sans autre élément. 

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Avec la Cour, il faut par contre admettre que le débat général sur un thème aussi politisé que l’annulation d’une élection communale pour des fraudes électorales justifiait de dévoiler le nom de Laurent Schaffter et d’indiquer qu’un prévenu l’avait désigné comme responsable d’infractions pénales tout en précisant que ces soupçons ne s’étaient pas avérés. Il n’existait donc ni atteinte à sa vie privée ni à son honneur.

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Si, globalement, le raisonnement de la Cour convainc, on peut en revanche douter qu’il était nécessaire de publier à nouveau le nom de Laurent Schaffter dans le présent arrêt ainsi que son adresse privée. En particulier, on ne voit pas quel besoin d’information du public justifierait de dévoiler l’adresse d’une personnalité connue, quand bien même si celle-ci figure déjà dans un annuaire public.

V. Les conditions pour l’octroi de mesures provisionnelles à l’égard d’un média ne doivent pas être prouvées avec une quasi-certitude (arrêt de l’Appellationsgericht Basel-Stadt du 28 août 2018, ZB.2018.26)

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Le journal A publie, sur version papier ainsi qu’en ligne, un article intitulé « [Une] vétérinaire officielle ignore la loi — La folie de la truite (« Forellenwahnsinn ») à [B] : contraintes et frais d’investissement de CHF 100’000 pour ‘moins de dix poissons’ ». L’article porte sur un gérant de restaurant qui voudrait mettre la truite au bleu au menu mais s’y voit empêché par des contraintes imposées par la vétérinaire. Un article semblable est publié dans le même journal quelques jours après. La vétérinaire est à chaque fois mentionnée avec ses nom et prénom. Le jour de la parution du deuxième article, la vétérinaire demande par mesures super-provisionnelles que ses nom et prénom soient supprimés dans les versions en ligne et qu’ils ne soient plus mentionnés dans d’éventuelles nouvelles publications, ce qui est accordé par le tribunal de première instance. Le journal A recourt contre cette décision, faisant valoir, pour l’essentiel, que les conditions d’une mesure provisionnelle au sens de l’art. 266 CPC n’étaient pas remplies. Notamment, la première instance s’était contentée d’une vraisemblance de l’existence des conditions prévues à cet article, alors que selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, il était établi que « le degré ordinaire de la preuve en matière de mesures provisoires – la vraisemblance – ne sembl[ait] pas suffire » et qu’un dommage « particulièrement grave ne saurait résulter que d’une preuve plus stricte que l’apparence».

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La Cour d’appel de Bâle-Ville se penche en détail sur la question du degré de la preuve requis en application de l’art. 266 CPC. Elle arrive à la conclusion que, contrairement aux arrêts du Tribunal fédéral[3], mais en accord avec la majorité de la doctrine, il ne se justifie pas d’exiger que les conditions prévues à l’art. 266 CPC soient prouvées avec une quasi-certitude. En règle générale, cette preuve serait tout simplement impossible à apporter, ce qui rendrait illusoire les mesures (super)provisionnelles contre des médias. Aussi, l’art. 261 CPC, qui pose les conditions générales pour des mesures provisionnelles, prévoit explicitement que le requérant doit « rendre vraisemblable » que les conditions respectives sont remplies. Il n’y a pas de raison de s’écarter de ce régime pour ce qui est des mesures (super)provisionnelles à l’égard des médias.

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Au demeurant, la Cour d’appel de Bâle-Ville examine si la vétérinaire nommément citée dans les articles litigieux peut se prévaloir de la protection de la personnalité de droit privé, ce que l’entreprise de médias conteste du fait que la vétérinaire est une collaboratrice de l’administration de l’état. La cour estime que, même si on adoptait une position extrême selon laquelle les politiciens (« politische Funktionsträger ») et les cadres de l’administration étatique ne jouissaient tout simplement pas de la protection de la personnalité de l’art. 28 du Code civil, la vétérinaire faisant la cible des publications ne pouvait pas être considérée comme tel car elle n’occupe qu’une position subordonnée. « En plus », constate l’arrêt, « la tonalité des deux articles est diffamatoire et inutilement blessante. Des expressions telles que ‘dérailler’ (‘nicht ganz bei Trost’) et ‘non-sens formaliste’ sont utilisées. Le fait que la vétérinaire soit de nationalité allemande est présenté comme étant problématique. Cela joue délibérément sur le ressentiment qui existe dans certaines parties de la population à l’égard des citoyens allemands. Pour ces raisons, les articles représentent des attaques personnelles et hautement subjectives de la part des médias (‘qualifiziert unsachliche persönliche Medienangriffe’). »

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Les juges cantonaux appliquent dès lors les principes bien connus selon lesquels toute atteinte à la personnalité est illicite à moins qu’il y ait un motif justificatif, ce qui doit être prouvé par l’auteur de l’atteinte. L’intérêt du public à être informé peut être un tel motif justificatif si l’intérêt est prépondérant, mais il ne saurait être admis lorsque les faits publiés sont faux. En l’occurrence, le fardeau de la preuve que les faits évoqués dans les articles litigieux étaient vrais incombait au journal A. Ce dernier n’apportant pas la moindre preuve à cet égard, il n’a pas prouvé la véracité de ses propos. Même si les faits étaient vrais, le caractère illicite de l’atteinte à l’honneur de la vétérinaire ne saurait être levé, car il n’y avait aucune raison d’admettre un intérêt prépondérant des lecteurs du journal à connaître le nom de celle-ci. La Cour cite l’article 7.2 des directives relatives à la « déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste », selon lequel, entre autres choses, la mention du nom est admissible si la personne exerce une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte. Elle examine ensuite (cette fois-ci en détail) la position de la vétérinaire et arrive à la conclusion qu’elle n’occupe qu’un poste subordonné dans l’ensemble du service vétérinaire cantonal et qu’elle ne fait, pour l’essentiel, qu’exécuter la loi et les directives de ses supérieurs.

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Admettant en outre un préjudice particulièrement grave et la proportionnalité de la mesure (suppression des nom et prénom et interdiction de les utiliser dans des futures publications), la Cour confirme la décision de l’instance précédente. Les frais de la procédure de CHF 1’500.- sont provisoirement supportés par la vétérinaire, en tant que requérante des mesures (super)provisionnelles, et des dépens de CHF 3’500.- sont provisoirement alloués au journal A, les deux sommes étant définitivement dues au cas où la vétérinaire n’ouvrirait pas d’action pour valider les mesures provisionnelles.

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L’arrêt est principalement intéressant pour les questions qu’il soulève en matière de fardeau et de degré de la preuve dans le cadre de mesures provisionnelles à l’égard d’un média à caractère périodique. L’approche selon laquelle il suffit de rendre vraisemblable l’existence des conditions de l’art. 266 CPC s’écarte de la jurisprudence du Tribunal fédéral, qui a exigé, dans quelques arrêts, une quasi-certitude quant au « préjudice particulièrement grave », mais l’arrêt bâlois n’est pas le seul à emprunter cette voix ; en effet, les tribunaux cantonaux semblent généraliser la simple vraisemblance (voir, pour l’année 2018, également l’arrêt de l’Obergericht Zürich du 10 août 2018, HE180275, non résumé ici), et celle-ci est également retenue par la grande majorité de la doctrine[4]. L’arrêt de l’Appellationsgericht a le mérite d’analyser en profondeur les différents points de vue de la littérature et de bien mettre en évidence les arguments en faveur de l’approche de la vraisemblance.

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L’arrêt considère ensuite que le critère de l’ «absence manifeste de motif justificatif» de l’atteinte, exigé à l’art. 266 let. b CPC, doit être prouvé par l’auteur de l’atteinte, ce qui est correct en l’occurrence[5]. Il s’agit en effet d’une conséquence de la conception juridique de l’atteinte à la personnalité du droit suisse, qui estime que toute atteinte est a priori illicite et que seule l’existence d’une base légale, du consentement de la victime ou un intérêt public ou privé prépondérant peut justifier l’atteinte (cf. la teneur de l’art. 28 al. 2 CC). Selon la règle générale sur le fardeau de la preuve à l’art. 8 CC, ce fait justificatif est à prouver par la personne qui en déduit son droit, c’est-à-dire par l’auteur de l’atteinte. La question de savoir si cette répartition du fardeau de la preuve s’applique également lorsque l’atteinte consiste en la violation d’un autre droit, par exemple d’une position juridiquement protégée par la Loi contre la concurrence déloyale tel que l’art. 3 let. a LDC[6], n’est pas approfondie ici.

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S’agissant du degré de la preuve quant au caractère « manifestement pas justifié » de l’atteinte, l’arrêt bâlois semble ne pas vouloir se positionner clairement, estimant uniquement que le journal A était tenu « d’alléguer et de rendre vraisemblable respectivement de prouver » la vérité de ses propos (« behaupten und glaubhaft zu machen bzw. zu beweisen », consid. 5.3.3). Il n’existe pourtant pas de raison d’appliquer, pour ce critère, un autre degré de la preuve que pour l’élément du préjudice particulièrement grave de l’art. 266 let. a CPC, soit la simple vraisemblance[7]. Le fait que le fardeau de la preuve de cet élément revient  au média et non à la victime présumée n’y change rien.

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En ce qui concerne la répartition des frais de la procédure, l’arrêt confirme l’approche adoptée par l’Appellationsgericht dans sa décision du 23 juin 2017[8].

VI. Le juge peut modifier le texte d’un droit de réponse, sauf s’il peut déduire que le requérant préfère voir son texte intégralement rejeté que publié partiellement (arrêt du Tribunal cantonal fribourgeois du 30 janvier 2018, 102 2017 345).

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L’arrêt rappelle les principes applicables au droit de réponse au sens de l’art. 28g ss CC : la personne touchée dans sa personnalité par la présentation de faits par un média à caractère périodique peut demander de publier sa version des faits. Le droit de réponse n’existe qu’en relation avec des faits, à l’exclusion de commentaires, d’opinions ou de jugements de valeur. La personne est touchée dans sa personnalité lorsque la présentation des faits par le média diverge de sa propre version et renvoie d’elle une image défavorable. En revanche, il n’est pas nécessaire d’être en présence d’une atteinte à la personnalité pour ouvrir le champ d’application des art. 28g ss CC. La réponse doit se limiter à la présentation des faits contestés (art. 28h al. 1 CC).

37

En l’espèce, le quotidien fribourgeois « La Liberté » avait relaté et commenté un arrêt du Tribunal fédéral qui avait débouté un juriste expérimenté du canton de Fribourg suite à la contestation d’un avertissement par son autorité d’engagement, à la suppression de son poste et à son transfert au sein d’une autre autorité cantonale. Le juriste avait alors demandé un droit de réponse auprès de La Liberté qui avait accepté de publier une réponse limitée à certains aspects. Face à ce refus partiel, le juriste avait saisi le juge unique qui avait refusé d’imposer la publication de l’ensemble du texte requis. En substance, le juge avait admis la publication des éléments que La Liberté avait également acceptés. Cependant, cette admission imposait de retravailler tout le texte. Or, le juriste avait expressément indiqué au Président du Tribunal que son texte devait paraître selon ses conclusions et qu’aucune modification ne devait être entreprise. Dès lors, le Président du Tribunal n’avait pas eu d’autre choix que de rejeter intégralement le droit de réponse.

38

Dans son arrêt, le Tribunal cantonal s’est rallié au raisonnement du juge précédent. Il a ainsi relevé que La Liberté avait acquiescé à la publication de plusieurs passages. Pour le reste du texte, le Tribunal cantonal a notamment constaté que le juriste voulait publier des faits qui n’avaient pas été abordés par La Liberté. Dans cette mesure, le droit de réponse n’était pas ouvert. Celui-ci n’est pas non plus envisageable pour les appréciations subjectives du juriste qui se positionne sur l’arrêt du Tribunal fédéral. Ainsi, la réponse formulée par le demandeur devait être partiellement publiée tout en retranchant certains éléments. Il se posait alors la question de savoir si la Cour cantonale devait admettre partiellement le recours en modifiant le texte ou en le rejetant intégralement.

39

La Cour cantonale rappelle que le juge peut adapter le texte proposé lorsque celui-ci ne satisfait pas entièrement les exigences de l’art. 28h CC. Les modifications doivent cependant se limiter à des adaptations rédactionnelles de peu d’importance et le juge doit pouvoir les entreprendre facilement et rapidement. Ainsi, le texte modifié par le juge ne peut pas représenter des détails par rapport au texte principal, faute de constituer un aliud. Le juge peut en tout cas modifier le texte proposé avec l’accord du demandeur ou si celui-ci a pris des conclusions subsidiaires. Si tel n’est pas le cas, la Cour estime qu’on peut présumer que le demandeur préfère que son texte soit modifié d’office par le juge que rejeté intégralement.

40

Toutefois, dans le cas d’espèce, le demandeur n’avait pas pris de conclusion subsidiaire et avait conclu à ce que son texte soit publié « in extenso ». En outre, dans sa motivation, le demandeur avait précisé que « le président n’avait pas à modifier le texte présenté » et que son texte « n’avait pas à être retravaillé ». La Cour a donc retenu que le demandeur ne souhaitait pas la publication d’une réponse partielle. Par conséquent, elle a rejeté intégralement l’appel du juriste.

41

La doctrine est partagée sur la question de savoir si le juge qui souhaite adapter le texte d’un droit de réponse en l’absence de consentement explicite du demandeur ou de conclusion subsidiaire doit le soumettre au demandeur pour approbation avant de rendre sa décision. Un courant doctrinal plutôt ancien soutient que tel est le cas[9]. En revanche, la doctrine récente estime que la procédure sommaire impose de procéder rapidement, ce qui implique que le demandeur n’est pas entendu une nouvelle fois[10]. En outre, et sauf circonstances particulières, on doit présumer que celui-ci préfère une modification de son texte par le juge à un rejet intégral de son droit de réponse. Sans aborder cette controverse, mais en reprenant cette présomption dans son argumentation, la Cour semble que la Cour cantonale se rallie à la doctrine récente. Elle aurait donc pu admettre partiellement le recours du juriste en procédant à une adaptation de sa réponse de son propre chef. Cependant, le recourant avait clairement exprimé qu’il ne souhaitait pas de modification du texte soumis. Le Tribunal cantonal a ainsi retenu que la présomption était renversée et que le recourant préférait un rejet intégral de ses conclusions plutôt qu’une modification de son texte.

VII. Un magazine sur lequel il est écrit qu’une de ses rédactrices a dû quitter l’entreprise après s’être pris la tête avec l’épouse du rédacteur en chef dispose d’un droit de réponse (arrêt de l’Obergericht Zürich du 28 décembre 2018, LF180057-O/U)

42

Une entreprise publiant quotidiennement en ligne des nouvelles sur la branche de la communication suisse fait paraître un article qui mentionne que la rédactrice E du magazine B quittait son poste, en insinuant que cela ne se serait pas fait sans bruit. Les passages litigieux de l’article se lisent comme suit : « Les attentes à l’égard de la rédactrice E étaient élevées… Elle devait donner aux thèmes d’architecture et de design de B une touche nouvelle, inaltérée et fraîche. Apparemment sans succès… Pour rendre les choses encore plus difficiles, [Mme E] s’était pris la tête avec l’épouse du directeur en chef. Le chef du département n’a alors pas eu d’autre choix que de tirer la sonnette d’alarme (die Reissleine ziehen) ».

43

Suite à cela, le magazine B a demandé la publication d’une réponse du contenu suivant : « … Contrairement à l’affirmation de C, Mme E a réussi à donner une nouvelle touche à l’architecture et au design. Mme E ne s’est pas disputée avec qui que ce soit non plus. L’affirmation d’incidents éventuels et d’un manque de soutien de la part du chef du ressort est fausse ; le chef du département G n’a ni tiré la sonnette d’alarme ni conspiré d’une autre manière au licenciement de Mme E. Ce qui est correct est que E a décidé de son plein gré de se dessaisir de la responsabilité de son dossier à la fin de l’année. »

44

La réponse n’étant pas acceptée par l’entreprise de médias qui a publié l’article, le magazine B s’adresse au juge de première instance. Ce dernier ordonne la publication de la réponse après en avoir modifié quelque peu le contenu, supprimant, notamment, les passages « Mme E a réussi à donner une nouvelle touche à l’architecture et au design », « Mme E ne s’est pas disputée avec qui que ce soit non plus » et « [le chef du département n’a pas] conspiré d’une autre manière au licenciement de Mme E ». L’entreprise a été condamnée à publier cette réponse liée de façon permanente à l’article original et à supporter les frais de la procédure.

45

L’entreprise de médias recourt contre cette décision, en invoquant plusieurs points qui rendraient la réponse telle qu’elle a été modifiée par la première instance non conforme à la loi. Notamment, la recourante estime que la phrase « E a décidé de son plein gré de se dessaisir de la responsabilité de son dossier à la fin de l’année » ne peut pas faire l’objet d’une réponse du magazine B car cette phrase se réfère à Mme E et donc à un tiers. De plus, la recourante se plaint que la réponse ne respecte pas l’exigence posée par la doctrine selon laquelle une réponse au sens des art. 28g ss CC doit être précédée par le titre de l’article initial qui a donné lieu à la réponse. Enfin, elle fait valoir que le juge de première instance aurait dû imposer les frais au magazine B puisque la réponse telle qu’elle avait été initialement requise a été refusée en plusieurs points.

46

L’Obergericht ne se laisse pas convaincre par ces arguments. Il considère que, tout d’abord, le passage « E a décidé de son plein gré de se dessaisir de la responsabilité de son dossier à la fin de l’année » était nécessaire pour rééquilibrer les armes entre la recourante et le magazine B. En effet, de dire, comme l’a fait l’article initial, que le chef du département devait tirer l’alarme suite à des querelles entre Mme E et l’épouse du rédacteur en chef, faisait apparaître le magazine B sous un très mauvais jour, car cela insinuait que si un collaborateur du magazine B ne s’entendait pas avec ladite épouse, le chef du département concerné n’avait pas le choix que d’encourager le collaborateur à démissionner. Il était donc important et nécessaire de mentionner que la collaboratrice en question, Mme E, avait donné congé de son plein gré, afin d’invalider l’affirmation d’un mauvais fonctionnement au sein de l’entreprise.

47

Quant à l’exigence qu’une réponse doit figurer sous le titre de l’article initial, l’Obergericht rappelle que cette règle se réfère à une réponse dans un média imprimé et qu’elle a pour but de permettre au lecteur de faire le lien entre la réponse et l’article initial. Cependant, lorsqu’il s’agit d’un média en ligne et que la réponse est forcément en ligne elle aussi, un hyperlien liant les deux textes, tel qu’ordonné par le juge de première instance en l’occurrence, est suffisant car il permet d’atteindre ce but.

48

Le recours est également rejeté sur le point de la répartition des frais de la procédure de première instance. Alors qu’il se peut que, dans un cas particulier, les suppressions et modifications d’une réponse par le tribunal soient si importantes qu’il se justifie de parler d’une défaite partielle du demandeur et répartir les frais entre les parties en conséquence, ce n’est pas le cas ici, où l’intervention du juge a été de moindre importance.

49

A la différence de l’arrêt du Tribunal cantonal de Fribourg (ci-dessus, VI), le titulaire du droit de réponse dans cet arrêt-ci ne s’est pas opposé à la modification de la réponse par le juge. De toute façon, les modifications apportées étaient moindres et laissaient subsister l’essentiel de la réponse initialement prévue. C’est également la raison pour laquelle l’intégralité des frais de procédure a été imposée au recourant.

50

Si l’arrêt mérite d’être mentionné, c’est parce qu’il démontre qu’une personne peut être « directement touchée dans sa personnalité », comme l’exige l’art. 28g al. 1 du Code civil, même si les faits relatés dans la publication initiale se réfèrent à une personne tierce. Ainsi, le fait que le recourant visait, dans son article qui a donné lieu à une réponse, principalement la collaboratrice du magazine B, ce dernier a pu se prévaloir de son droit de réponse du fait que les allégations publiées le laissaient lui aussi apparaître sous un mauvais jour. En ce sens, être « directement » touché dans sa personnalité ne doit pas être compris comme limitant le droit de réponse à des situations où la publication litigieuse se réfère de manière directe au titulaire du droit de réponse. Par ailleurs, et l’arrêt en l’espèce le démontre bien, il n’est pas non plus nécessaire que la personne qui fait l’objet principal de l’article litigieux exerce elle aussi un droit de réponse qu’elle pourrait avoir, ou qu’elle s’en serve en premier. En effet, il se peut qu’une publication touche à la fois la personnalité de plusieurs personnes, et il appartient alors à chacune de ces personnes d’exercer individuellement son droit de réponse ou d’y renoncer. La loi n’oblige pas d’exercer ce droit en commun ou de se concerter de quelconque autre façon.

VIII. L’opérateur d’un moteur de recherche a la qualité pour défendre dans une action de cessation de l’atteinte (arrêt du Bezirksgericht Zürich du 1er juin 2018, CG160047)

51

Un médecin demande qu’une entreprise exploitant un moteur de recherche soit condamnée à déréférencer les liens (« Links zu löschen bzw. zu deaktivieren ») vers le site d’un journal qui a publié des articles reprochant au médecin de graves manquements de diligence. La question principale qui se pose devant le tribunal de première instance est celle de savoir si l’opérateur du moteur de recherche a la qualité pour défendre.

52

Après avoir évoqué l’absence de jurisprudence fédérale en la matière, le Bezirksgericht prend comme point de départ la teneur de l’art. 28 du Code civil, selon laquelle la qualité pour défendre revient à toute personne qui « participe » à une atteinte à la personnalité. Le terme « participer » doit être compris dans un sens large et se réfère aussi à la personne qui « encourage » ou « seconde » (« begünstigen ») l’atteinte, par exemple celle qui publie ou distribue un contenu attentatoire sans pour autant en être l’auteur. Le tribunal arrive à la conclusion qu’un moteur de recherche tombe sous le coup de cette définition, car il contribue largement à rendre accessible du contenu se trouvant sur Internet. En plus, l’opérateur du moteur de recherche en question poursuit des intérêts économiques en affichant de la publicité sur son site, ce qui justifie d’autant moins qu’il échappe à toute responsabilité civile. Ce point de vue est encore renforcé par le fait que l’opérateur du moteur de recherche permet aux utilisateurs de demander le déférencement, ce qui démontre qu’il assume une certaine responsabilité pour le contenu qu’il affiche. L’argument central pourtant pour admettre la qualité pour défendre de l’opérateur d’un moteur de recherche dans son principe est, pour le Bezirksgericht, que la prévention ou la cessation d’une atteinte à la personnalité pourrait s’avérer impossible lorsque le contenu litigieux se trouve sur des « providers à l’étranger » (recte : sur des serveurs étrangers) ; la victime serait alors obligée de poursuivre l’auteur de l’atteinte à l’étranger.

53

Cependant, le Bezirksgericht rejette l’action en cessation du médecin contre l’opérateur du moteur de recherche. Après la considération quelque peu énigmatique que les trois articles du journal auquel le médecin se heurte ont été publiés il y a presque cinq ans et ne seraient, de ce fait, « pas d’importance moindre » (« nicht von nur geringer Relevanz »), le tribunal doute que le contenu même de ces trois articles puisse porter atteinte à la personnalité du médecin du fait qu’ils portent sur l’interprétation de résultats de recherche ; dans la mesure où ils se réfèrent au médecin, il s’agit de faits ou jugements de valeur, articulés sur un ton tout à fait acceptable. La question du caractère attentatoire desdits articles peut toutefois être laissée ouverte, selon le Bezirksgericht, car même si les faits qui y sont publiés sont faux – argument que le requérant semble avoir avancé –, le moteur de recherche n’y est pour rien : selon le Bezirksgericht, tout comme un journaliste ne commet pas d’atteinte à la personnalité en reprenant une affirmation qui s’avère fausse s’il a respecté les règles de reproduction fidèle, d’une prise de distance reconnaissable et d’un intérêt à l’information, un moteur de recherche ne peut pas être tenu responsable s’il respecte les règles précitées. C’est le cas en l’espèce car le lien publié sur le site du moteur de recherche mène directement à l’article litigieux (reproduction fidèle), ce qui garantit également une prise de distance reconnaissable. L’intérêt du public à l’information, finalement, doit lui aussi être admis « aus den bereits ausgeführten Gründen » qu’on trouve pourtant nulle part explicitées dans l’arrêt.

54

Une importance certaine doit être accordée à cet arrêt de première instance du fait qu’il tranche une question qui a jusqu’à maintenant été laissée ouverte par le Tribunal fédéral, à savoir la qualité pour défendre d’un opérateur de moteur de recherche dont les résultats renvoient non vers la page d’accueil d’un site, mais plutôt vers un article ou un contenu spécifique qui se trouve sur ledit site (« deep links » au lieu de « surface links »). Le Tribunal fédéral avait nié la qualité pour défendre de la personne qui ne faisait que mettre un lien vers la page d’accueil sans se prononcer sur le cas où des liens spécifiques seraient utilisés (TF, 5A_658/2014 du 6 mai 2015).

55

Le Bezirksgericht Zürich s’est basé sur la teneur de l’art. 28 al. 1 CC pour admettre la qualité pour défendre de l’opérateur du moteur de recherche, ce qui paraît tout à fait correct. Ce qui est étonnant pourtant est l’importance que le tribunal semble accorder à la question du siège de l’entreprise de médias qui publie les articles litigieux, respectivement à la question de l’endroit du serveur: dans un premier temps, le tribunal motive son affirmation selon laquelle le moteur de recherche a la qualité pour défendre par le fait qu’il pourrait être difficile d’engager une procédure judiciaire lorsque le contenu litigieux se trouve « sur des providers (recte : serveurs) étrangers ». Dans un deuxième temps, alors qu’il vient d’admettre la qualité pour défendre de l’opérateur du moteur de recherche, il remarque : « Allerdings gilt es Folgendes zu beachten : Der Kläger begründet nicht vertieft, weshalb er gegen die Beklagte als Suchmaschinenbetreiberin und nicht direkt gegen [die Zeitung] bzw. gegen die verantwortlichen Journalisten Klage angestrengt hat … Effektiver Rechtsschutz gegen [die Zeitung] mit Sitz in der Schweiz wäre jedenfalls ohne Weiteres möglich. »

56

Les deux passages pourraient être compris comme signifiant que la qualité pour défendre du moteur de recherche est d’autant plus susceptible d’être affirmée si le siège de l’entreprise de médias à l’origine de la publication litigieuse, ou ses serveurs, sont situés à l’étranger. Cependant, ces éléments ne doivent pas être déterminants pour la question de la qualité pour défendre, qui s’apprécie uniquement à la lumière de l’art. 28 al. 1 CC, ce dernier étant clair à cet égard : la simple participation à l’atteinte suffit pour pouvoir ouvrir une action défensive contre une personne (une action réparatrice nécessitant évidemment en plus un chef de responsabilité). L’action contre le moteur de recherche n’est pas subsidiaire à une action contre l’auteur ou l’entreprise de médias ayant publié le contenu litigieux sur son site mais au contraire mis sur un pied d’égalité avec ces dernières : la victime a le choix de poursuivre, parmi les personnes qui ont contribué à l’atteinte, celle qui est la plus susceptible, la plus rapide ou la plus efficace pour remédier à la situation[11].

57

Ceci ne signifie pas que la question de savoir si l’opérateur du moteur de recherche est effectivement tenu de déréférencer est traitée de la même façon que celle de savoir si l’entreprise de médias doit supprimer l’article en question. Ces questions sont naturellement à distinguer et s’apprécient chacune en fonction d’une pesée des intérêts en cause. Les intérêts du moteur de recherche diffèrent de ceux de l’entreprise de médias et peuvent, selon le cas, être susceptible de jouer en défaveur de la victime alors que l’action contre l’entreprise de médias aurait abouti. Cependant, cette pesée d’intérêts n’intervient que dans un deuxième temps et ne peut pas servir de motif pour admettre ou non la qualité pour défendre d’une personne.

58

Quant au raisonnement du Bezirksgericht, finalement, selon lequel un moteur de recherche ne devrait pas être tenu responsable lorsqu’il liste des liens renvoyant vers du contenu faux s’il a respecté les règles de reproduction fidèle, prise de distance reconnaissable et intérêt à l’information, signalons que ces propos ne correspondent pas à la jurisprudence toujours actuelle du Tribunal fédéral selon laquelle l’entreprise de médias ne peut pas se disculper en démontrant que les informations proviennent d’un tiers ou qu’elle n’a fait que reproduire fidèlement les allégations du tiers[12]. Il convient également de noter que le raisonnement du Bezirksgericht va en deçà du niveau de protection établi par la CourEDH et la CJUE, selon lequel un service Internet doit normalement supprimer les contenus illicites dont il a eu connaissance (principe du notice-and-take-down)[13].

IX. Les propos du Président des Jeunes UDC de Thurgovie peuvent être qualifiés de « racisme verbal » (arrêt de la CourEDH du 9 janvier 2018, GRA Stiftung c. Suisse, no 18597/13[14])

59

Après un évènement public dédié au soutien de l’initiative contre la construction de minarets, les Jeunes UDC ont publié sur leur site Internet l’article suivant : « selon le rapport de la manifestation, le Président des Jeunes UDC de Thurgovie souligne qu’il est temps d’arrêter l’expansion de l’Islam. Il rajoute : la culture de référence suisse (schweizerische Leitkultur), basée sur le Christianisme, ne peut pas être remplacée par d’autres cultures. Dès lors, un signe symbolique, tel que l’interdiction des minarets, représente une expression de la préservation de l’identité propre de la Suisse ».

60

Suite à cette publication, la Fondation contre le racisme et l’antisémitisme (GRA) a reproduit sur son site Internet l’article des Jeunes UDC en y ajoutant à la fin « Racisme verbal » (verbaler Rassismus). Le Président des Jeunes UDC thurgovien a ensuite ouvert action pour atteinte à sa personnalité. En dernière instance nationale, le Tribunal fédéral a considéré que la GRA avait commis une atteinte à l’honneur du politicien (ATF 138 III 641). La GRA a alors porté l’affaire devant la CourEDH en se prévalant de sa liberté d’expression.

61

Dans son arrêt, la CourEDH a abordé cette affaire de manière habituelle en relevant premièrement que l’existence d’une atteinte n’était pas contestée ni que celle-ci reposait sur une base légale et sur un motif légitime, à savoir la protection de la vie privée du politicien qui comprend également le droit à son honneur (art. 8 CEDH). Il restait donc à examiner si la restriction à la liberté d’expression était nécessaire dans une société démocratique.

62

Lorsque la liberté d’expression entre en conflit avec le droit à l’honneur, les autorités nationales doivent ménager une pesée des intérêts en présence. A cette fin, elles disposent d’un certain pouvoir d’appréciation, de sorte que la CourEDH n’intervient qu’en cas de raisons sérieuses. Les critères pertinents pour opérer la mise en balance entre ces deux libertés sont la contribution à un débat d’intérêt général, le degré de notoriété de la personne concernée, son comportement antérieur à la publication, le sujet de l’article litigieux, son contenu, sa forme et ses conséquences ainsi que la sévérité de la sanction. La CourEDH a également profité de rappeler qu’une ONG peut se prévaloir des principes appliqués à la presse lorsqu’elle couvre un évènement d’intérêt public, car elle agit en tant que « public watchdog ».

63

Dans le cas d’espèce, l’article litigieux publié par la GRA concernait l’initiative sur les minarets qui a fait l’objet d’intenses controverses en Suisse. Dès lors, il participait au débat d’intérêt général. S’agissant du critère de la notoriété, le Gouvernement suisse soutenait que le Président des Jeunes UDC de Thurgovie n’était pas connu au niveau national et que son jeune âge (21 ans) justifiait de ne pas l’assimiler à une personne publique. La CourEDH a rejeté cette position : la personne visée par la publication litigieuse était le Président de la section cantonale des jeunes UDC, soit un parti politique majeur en Suisse. Son discours a eu lieu durant une campagne politique afin de soutenir les idées de son parti. Dès lors, le Président des Jeunes UDC s’était volontairement exposé au public et devait accepter une certaine critique de ses idées.

64

En ce qui concerne l’expression « racisme verbal », le Tribunal fédéral l’avait qualifiée de jugement de valeur mixte. La CourEDH, ne connaissant que la distinction entre « fait » et « jugement de valeur », a considéré que cette expression relevait d’un jugement de valeur, car elle contenait le commentaire personnel d’une ONG sur le discours d’un politicien. La licéité d’un jugement de valeur dépend notamment de savoir s’il repose sur une base factuelle suffisante, ce que le Tribunal fédéral avait nié. De son côté, la CourEDH a évité de se lancer dans une difficile définition du racisme et s’est référée aux rapports de plusieurs organisations nationales et internationales qui avaient retenu que l’initiative contre les minarets contribuait fortement à stigmatiser les musulmans et à les discriminer. Le Président des Jeunes UDC avait en outre exprimé l’avis par lequel il fallait mettre fin à l’expansion de l’islam afin de préserver l’identité de la Suisse. Dans ces circonstances, on pouvait en déduire qu’il considérait l’islam comme négatif et qu’il existait une base factuelle suffisante pour qualifier le discours du Président des Jeunes UDC de racisme verbal.

65

Contrairement au raisonnement du Tribunal fédéral, la CourEDH a constaté que la GRA n’avait pas reproché au Président des Jeunes UDC un comportement pénal, à savoir une discrimination raciale au sens de l’art. 261bis CP. Il s’agissait simplement d’une opinion sur les propos d’un politicien soutenant une initiative populaire. En outre, le commentaire de la GRA ne constituait pas une attaque personnelle et gratuite ni une insulte à l’égard du Président des Jeunes UDC. Il ne visait pas non plus sa vie privée ou familiale.

66

Enfin, la sanction prononcée à l’encontre de la GRA était certes faible (retrait du contenu illicite sous la menace de l’art. 292 CP, publication du jugement sur son site et paiement des frais et dépens de la procédure nationale), mais pouvait avoir un effet dissuasif (chilling effect) sur la liberté d’expression de l’ONG dans le futur.

67

Au regard de ce qui précède, la CourEDH a estimé à l’unanimité que l’analyse de ces différents critères imposait de faire primer la liberté d’expression de la GRA sur le droit à l’honneur du politicien. La Suisse avait donc commis une violation de l’art. 10 CEDH en retenant l’inverse.

68

La CourEDH va (trop) loin en semblant retenir qu’il existe une base factuelle suffisante pour traiter de raciste toute personne ayant soutenu l’initiative contre les minarets en raison de rapports d’organisations qualifiant cette initiative de discriminatoire contre les musulmans. Toutefois, le résultat auquel est parvenu la CourEDH convainc au regard de la large possibilité d’émettre des jugements de valeur garantie par la liberté d’expression et des circonstances du cas concret. En particulier, le fait que le Président des Jeunes UDC avait non seulement soutenu l’initiative, mais également indiqué qu’il fallait protéger les valeurs suisses contre l’expansion de l’islam, a joué un rôle prépondérant. En outre, un politicien s’exprimant sur la scène publique, peu importe son âge, doit accepter que ses propos soient critiqués, surtout lorsqu’on adopte une position sur un thème aussi sensible que celui de la construction de minarets. De son côté, la GRA s’est limitée à la reproduction du communiqué de presse des Jeunes UDC et à l’ajout du qualificatif de « racisme verbal ». Celui-ci pouvait certes atteindre l’honneur du politicien, mais ne le rabaissait pas de manière insoutenable ; la liberté d’expression devait donc primer.

69

Cette affaire rappelle celle de la « Nuit de Cristal » où le Tribunal fédéral avait, en 2016, considéré admissibles plusieurs commentaires de médias traitant un politicien UDC de raciste après que celui-ci avait affirmé sur Twitter « Peut-être nous faudrait-il une nouvelle Nuit de Cristal … cette fois-ci pour les mosquées »[15].

70

A la différence des faits à la base de l’arrêt de la CourEDH, le partisan de l’UDC avait cependant été plus loin en appelant à la haine contre les musulmans et avait été condamné pour discrimination raciale[16]. Même si les propos du Président des Jeunes UDC de Thurgovie n’étaient pas aussi extrémistes, ils pouvaient cependant être qualifiés de « racisme verbal ».

71

Le fait que le Tribunal fédéral ait retenu le contraire devait constituer une violation importante de la CEDH En effet, la CourEDH a pris sa décision à l’unanimité et n’intervient qu’en cas de raison importante lorsque les juridictions nationales doivent mettre en balance deux libertés fondamentales qui s’opposent.

72

Quand bien même cette affaire avait déjà connu de nombreux épisodes, elle n’a pas pris fin avec le jugement de la CourEDH. En effet, la GRA a requis du Tribunal fédéral qu’il révise l’arrêt par lequel il avait retenu l’atteinte à la personnalité du jeune politicien[17]. Dans un jugement de principe[18], le Tribunal fédéral a alors eu l’occasion de préciser les conditions de révision de ses arrêts suite à une condamnation par la CourEDH.

73

Selon l’art. 122 LTF, la révision d’un arrêt du Tribunal fédéral peut être demandée aux conditions cumulatives suivantes : (1) la CourEDH a constaté, dans un arrêt définitif, une violation de la CEDH ou de ses protocoles ; (2) une indemnité n’est pas de nature à remédier aux effets de la violation ; et (3) la révision est nécessaire pour remédier aux effets de la violation.

74

La première condition était manifestement remplie en l’espèce. La seconde également, car l’interdiction de publier l’article litigieux sous la menace de l’art. 292 CP demeurait en force et l’octroi d’une indemnité ne permettait pas d’y passer outre. Il restait alors à examiner la dernière condition, soit celle de la nécessité et de la subsidiarité de la révision. En tant que recours extraordinaire, la révision est irrecevable si une voie de droit ordinaire permet de rétablir une situation conforme à la CEDH. Or, tel était le cas selon le Tribunal fédéral.

75

Lorsque le juge prend des mesures d’exécution directe, la partie succombante peut requérir la suspension de l’exécution en invoquant une cause d’empêchement (art. 337 al. 2 et art. 341 CPC). Dans ce cas, l’arrêt suspendant la mesure d’exécution – contenue dans le premier jugement – entre en force et vaut pour toutes les futures procédures d’exécution basées sur le même titre.

76

Dans le cas d’espèce, la GRA pourrait ainsi demander au juge de l’exécution de lever la menace de l’art. 292 CP en se fondant sur l’arrêt de la CourEDH qui constitue une cause d’empêchement de l’exécution au sens de l’art. 341 CPC. L’ONG pourrait ensuite librement republier son article sans craindre une quelconque conséquence, bien que l’arrêt du Tribunal fédéral soit maintenu et que la publication soit toujours considérée comme illicite sous l’angle du droit suisse. En effet, le juge de l’exécution n’annulera pas l’interdiction de publier l’article litigieux en tant que telle, mais uniquement la sanction en cas de non-respect de cette injonction. Il s’ensuit qu’une procédure de révision n’était pas ouverte in casu[19].

X. Le journaliste utilisant un hyperlien qui renvoie à un contenu illicite n’engage pas sa responsabilité (arrêt de la CourEDH du 4 décembre 2018, Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, no 11257/16)

77

Un groupe de supporters de football s’est arrêté dans une école d’un petit village hongrois fréquentée essentiellement par des Roms. Les supporters ont alors scandé des propos racistes et ont menacé les enfants qui se sont réfugiés dans l’école jusqu’à l’arrivée de la police. Suite à ces faits, le leader de la minorité locale rom, J.Gy, s’est exprimé devant un média en indiquant notamment que les responsables de l’incident étaient affiliés au parti politique ultranationaliste Jobbik. Il a rajouté que Jobbik avait attaqué l’école. Le média a ensuite posté l’interview de J.Gy sur YouTube.

78

Le lendemain, le portail de news online Magyar Jeti Zrt a rédigé un article sur cet incident et a précisé que l’interview intégral de J.Gy était disponible sur YouTube. Il a renvoyé ses lecteurs à la vidéo grâce à un lien hypertexte. Suite à cet article, le parti politique Jobbik a déposé une action civile contre J.Gy et le portail de news pour diffamation. Les juridictions nationales ont retenu que J.Gy avait violé le droit à l’honneur du parti en déclarant faussement que ce dernier était responsable de l’attaque de l’école. En ce qui concerne le portail de news, celui-ci avait également porté atteinte à l’honneur de Jobbik en propageant les propos illicites de J.Gy par le biais d’un lien hypertexte. En d’autres termes, Magyar Jeti Zrt assumait une responsabilité causale pour le contenu de tiers vers lequel le lien hypertexte renvoyait et ce, peu importe si le média avait ou non fait sienne l’information illicite. Le média en ligne a alors saisi la CourEDH en invoquant sa liberté d’expression.

79

L’existence d’une atteinte n’était pas remise en cause par les parties : en condamnant civilement le media, la Hongrie l’avait empêché de s’exprimer librement sur Internet. En revanche, la CourEDH n’a pas examiné si cette ingérence reposait sur une base légale. En effet, la question pouvait rester ouverte, car l’atteinte à la liberté d’expression de Magyar Jeti Zrt n’était de toute façon pas nécessaire dans une société démocratique, quand bien même la restriction reposait sur un but légitime, soit la protection de l’honneur de Jobbik.

80

Pour parvenir à cette conclusion, la CourEDH a premièrement rappelé l’importance d’Internet dans la diffusion d’informations, tout en soulignant que cette technologie facilitait également les atteintes à la vie privée. C’est pourquoi, les plateformes Internet ont certains devoirs et obligations qui peuvent différer des médias traditionnels en ce qui concerne le contenu mis en ligne par des tiers. Ainsi, la CourEDH a déjà retenu que les portails de news pouvaient engager leur responsabilité pour les commentaires de leurs utilisateurs[20].

81

En ce qui concerne les hyperliens en particulier, la CourEDH les considère comme nécessaires pour le bon fonctionnement d’Internet, car ils permettent aux internautes de naviguer de page en page et de trouver les informations recherchées. La CourEDH relève ensuite quelques caractéristiques de ces liens. En y recourant, le journaliste se limite à renvoyer vers une page contenant une information, sans pour autant la créer ou la reproduire comme on le ferait dans le monde offline. En outre, le média ne contrôle pas le contenu auquel il renvoie. Celui-ci peut d’ailleurs évoluer après la diffusion du lien hypertexte. Dans cette mesure et contrairement à l’avis des juridictions précédentes, les liens hypertextes ne peuvent pas simplement être assimilés à la diffusion d’une information qui peut s’avérer contraire au droit. Pour juger de la licéité d’un hyperlien, il faut donc procéder à un examen de l’ensemble des circonstances du cas concret, ce que les autorités nationales se sont abstenues de faire.

82

A cette fin, la CourEDH développe cinq critères : (i) le journaliste a-t-il adhéré à l’information à laquelle le lien hypertexte renvoyait ?, (ii) le journaliste a-t-il reproduit, sans pour autant y adhérer, l’information litigieuse ?, (iii) le journaliste a-t-il simplement renvoyé à une information, sans pour autant y adhérer ou la reproduire ?, (iv) le journaliste savait-il ou pouvait-il savoir que l’information vers laquelle il renvoyait était illicite ?, (v) le journaliste a-t-il agi de bonne foi, notamment en respectant les règles déontologiques ?

83

En l’occurrence, aucun élément ne permettait de retenir que le portail de news approuvait les reproches adressés par J.Gy à Jobbik ; il s’agissait simplement d’un renvoi informatif aux propos du leader de la minorité locale rom. En lien avec le deuxième critère, soit celui de la reproduction du contenu litigieux, la CourEDH a rappelé qu’un journaliste peut en principe répéter des propos de tiers même si ceux-ci sont illicites. Ce n’est que dans des cas exceptionnels, notamment lorsque le journaliste n’agit pas de bonne foi, que la liberté d’expression ne protège pas un tel comportement. En l’occurrence, le média online n’avait pas agi de mauvaise foi. De toute façon, l’article de Magyar Jeti Zrt contenant le lien hypertexte ne commentait pas l’interview de J.Gy ni n’en répétait des extraits.

84

S’agissant de la possibilité de connaître l’illicéité de l’information vers laquelle l’hyperlien renvoyait, la CourEDH a noté qu’il convenait de procéder à cet examen de manière ex ante et non selon un contrôle ex post. En outre, elle a rappelé que toute atteinte à l’honneur doit atteindre une certaine gravité afin d’entrer dans le champ de protection du droit à la vie privée. Pour les politiciens, ce seuil est plus élevé que pour de simples particuliers. En l’occurrence, la CourEDH a estimé que le portail de news pouvait raisonnablement estimer que les propos de J.Gy s’inscrivaient dans les limites légales de la critique. En tout état de cause, ils n’étaient pas clairement illicites, contrairement à des appels à la violence.

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Ainsi, les différents critères relevés par la CourEDH permettaient de retenir que la condamnation civile de Magyar Jeti Zrt enfreignait sa liberté d’expression. En outre, la CourEDH a rajouté qu’une responsabilité objective qui ne tient pas compte de l’ensemble des circonstances du cas concret aurait des conséquences négatives sur la diffusion d’informations sur Internet.

86

Dans cette affaire, la CourEDH s’est exprimée pour la première fois sur l’utilisation de liens hypertextes et la responsabilité qui en découle si le lien renvoie vers une page qui contient des informations illicites. L’intervention de nombreux acteurs externes à la procédure, dont BuzzFeed, Article 19 ou encore Mozilla Firefox, et l’opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque témoignent de l’importance de l’arrêt et de ses enjeux sur le fonctionnement d’Internet. En effet, les liens hypertextes sont très utilisés et une responsabilité sévère aura pour conséquence de restreindre fortement leur attrait.

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La CourEDH a cependant rassuré les journalistes en affirmant à l’unanimité que ceux-ci n’assument pas automatiquement une responsabilité pour le contenu illicite de tiers vers lequel ils renvoient à l’aide d’un lien hypertexte. Il convient à chaque fois de procéder à une pesée des intérêts au moyen de cinq critères et d’examiner les circonstances du cas concret.

88

Il devrait en aller de même si la personne qui utilise un lien hypertexte n’est pas un journaliste, mais un individu ordinaire qui s’exprime sur Internet et qui recourt à cette fonctionnalité. En effet, la liberté d’expression n’est pas réservée aux journalistes à proprement parler et chaque personne peut s’en prévaloir lorsqu’elle diffuse des informations[21].

89

Même si l’affaire concernait la Hongrie, il est manifeste que les principes développés par la CourEDH s’appliquent à tout journaliste qui peut se prévaloir de la liberté d’expression en postant un hyperlien. Par conséquent, les autorités suisses devront s’en inspirer en cas de litige découlant de la diffusion de contenus illicites par le biais d’un lien hypertexte[22], surtout que la situation juridique reste pour l’heure encore très incertaine en Suisse : si le Tribunal fédéral a retenu en 2015 que l’utilisateur d’un lien hypertexte n’engage pas sa responsabilité lorsqu’il renvoie à la page d’accueil d’un site Internet qui pouvait contenir à un autre endroit une information illicite, il n’a pas tranché la question de savoir ce qu’il en était si le lien renvoie directement à du contenu illicite[23] (cf. aussi le commentaire sur l’arrêt du Bezirksgericht Zürich, ci-dessus, N 54). En outre, mais sans se prononcer sur les liens hypertextes, le Tribunal fédéral a retenu dans un arrêt de principe qu’un journaliste ne peut pas automatiquement échapper à une responsabilité civile lorsqu’il reproduit fidèlement le contenu illicite d’un tiers[24]. Ce raisonnement semble aller à l’encontre de la jurisprudence de la CourEDH qui impose de pondérer les intérêts en présence et notamment la liberté d’expression. Une analyse détaillée de l’influence de cet arrêt en droit suisse dépasserait toutefois le cadre de la présente contribution.

XI. Les noms des personnes condamnées pour meurtre sur un acteur populaire ne doivent pas être supprimés dans archives de médias en ligne (arrêt de la CourEDH du 28 juin 2018, M.L. et W.W. c. Allemagne, requêtes jointes n° 60798/10 et 65599/10)

90

En 1993, à l’issue d’un procès pénal basé sur des indices, les demi-frères M.L. et W.W. avaient été condamnés à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour l’assassinat de l’acteur très populaire Walter Sedlmayr. Les condamnés avaient par la suite employé une série de moyens juridiques, y compris une requête devant la CourEDH, qui furent tous rejetés. Les demi-frères furent libérés avec mise à l’épreuve respectivement en 2007 et en 2008.

91

L’affaire en question concerne diverses publications de la part de médias allemands couvrant l’assassinat de l’acteur Walter Sedlmayr. Il s’agit, d’une part, d’un dossier intitulé « Walter Sedlmayr – un meurtre au marteau » qui se trouvait sur le portail Internet du magazine hebdomadaire Der Spiegel. Ce dossier comprenait cinq articles qui avaient paru entre 1991 et 1993 dans l’édition papier et dans l’édition en ligne du magazine. L’accès à ce dossier était payant. Les articles contenus dans ce dossier rendaient compte en détail de l’assassinat de Walter Sedlmayr, de la vie de celui-ci, de l’enquête criminelle et des preuves relevées par les autorités de poursuite, de la tenue du procès pénal et de certains détails de la vie des demi-frères avec mention des noms complets de ceux-ci. Ainsi, il y était écrit que l’un des demi-frères était issu d’une famille disloquée de six enfants d’un village bavarois nommément cité, qu’il avait été placé à l’âge de cinq ans dans un foyer, qu’il y avait appris ce qu’était l’homosexualité et, surtout, comment se vendre au mieux. De même, on pouvait lire dans l’article qu’il avait travaillé comme coiffeur et comme chauffeur de taxi avant d’être embauché dans une station-service dont la propriétaire, une veuve fortunée restée sans enfant qui était aussi une amie de la mère de Walter Sedlmayr, l’avait adopté lorsqu’il était âgé de 24 ans. Quant à l’autre demi-frère, selon l’article, il travaillait dans une brasserie gérée par son demi-frère. Deux des articles du dossier étaient accompagnés de photographies montrant, entre autres, les deux demi-frères dans la salle d’audience du tribunal pénal.

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Il s’agit, d’autre part, d’un reportage de la Deutschlandradio diffusé en 2000 à l’occasion des dix ans de l’assassinat de Walter Sedlmayr et resté disponible dans les pages d’archives du site de la station de radio, dans la rubrique « Informations moins récentes » (« Kalenderblatt »), au moins jusqu’en 2007. Les demi-frères y étaient expressément nommés.

93

La troisième publication attaquée en justice concerne une rubrique du quotidien Mannheimer Morgen. Sur le portail Internet du journal se trouvait jusqu’en 2007 une information datant de 2001 qui ne pouvait être consultée que par des personnes disposant d’un droit d’accès particulier, tels que les abonnés au quotidien. Tous les internautes avaient cependant accès à une accroche (teaser) qui indiquait le sujet des textes disponibles dans la rubrique. L’accroche qui renvoyait à l’information litigieuse mentionnait les noms complets des demi-frères et le fait que la procédure pénale ne sera pour l’instant pas rouverte.

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Dans les trois cas (et dans d’autres cas encore, qui n’ont pourtant pas été portés devant la CourEDH), les demi-frères ont saisi les tribunaux et demandé l’anonymisation des articles ainsi que, en ce qui concerne le Spiegel, la suppression des photos. Alors que les demi-frères ont obtenu gain de cause devant les tribunaux des premières instances, la Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof) allemande, sur pourvois en cassation des entreprises de médias concernées, a débouté les demi-frères. Le recours constitutionnel déposé par les demi-frères devant la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) dans chacune des affaires n’a pas été admis. Les demi-frères ont alors saisi la CourEDH.

95

La Cour rappelle que les requêtes comme celles de l’espèce appellent un examen du juste équilibre à ménager entre le droit au respect de la vie privée, garanti par l’art. 8 de la CEDH, et la liberté d’expression de la station de radio et des maisons d’édition ainsi que la liberté d’information du public, garanties par l’art. 10 de la CEDH.

96

Il est rappelé que le choix de mesures propres à garantir l’équilibre entre l’art. 8 et l’art. 10 relève en principe de la marge d’appréciation des Etats contractants. La CourEDH a toutefois la tâche de vérifier si les décisions prises par les Etats se concilient avec les principes qu’elle a établis dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, à savoir la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de la prise des photographies.

97

Appliquant ces principes à l’affaire en cause, la CourEDH estime que les publications incriminées s’inscrivent dans un débat d’intérêt général, le crime ayant bouleversé le public à l’époque en raison de la gravité des faits et de la notoriété de la victime. En outre, le procès pénal avait suscité un grand intérêt, aussi à cause du fait que les requérants avaient essayé au-delà de l’année 2000, c’est-à-dire sept ans après le verdict, d’obtenir la réouverture de leur procès. Vu ces faits, la CourEDH, tout en reconnaissant aux requérants un intérêt élevé à ne plus être confrontés à leur condamnation, souligne qu’à côté du rôle premier de la presse qui est celui de « chien de garde », cette dernière assume aussi la fonction accessoire, qui consiste à constituer des archives à partir d’informations déjà publiées et à les mettre à la disposition du public, et que cet intérêt l’emportait en l’occurrence sur celui des requérants de ne pas être nommés.

98

La Cour admet également une certaine notoriété des requérants en raison de la célébrité de la victime, la nature et les circonstances du crime. En plus, les requérants ont eux-mêmes cherché l’attention du public, en se tournant vers la presse au cours de leur dernière demande en révision en 2004, et en lui transmettant un certain nombre de documents, tout en l’invitant à en tenir le public informé. Quant au contenu et à la forme des publications, la Cour estime que le reportage de la Deutschlandradio et l’article du Mannheimer Morgen relatent de manière objective une décision de justice. D’ailleurs, leur véracité et leur licéité n’ont jamais été remises en cause. S’agissant du dossier de Spiegel online, la Cour admet que certains articles peuvent donner lieu à des interrogations en raison de la nature des informations données. Elle suit toutefois le raisonnement de la Cour de justice fédérale allemande selon laquelle les détails relatifs à la vie des accusés font partie des informations qu’un juge pénal doit régulièrement prendre en considération pour apprécier les circonstances du crime et les éléments de culpabilité individuelle.

99

Finalement, en ce qui concerne le degré de diffusion des publications litigieuses, la Cour estime que celui-ci est limité en raison de l’accessibilité restreinte des informations en question et leur emplacement dans des rubriques indiquant clairement qu’il s’agissait de reportages anciens.

100

Pour ces raisons, la CourEDH rejette les requêtes jointes des requérants.

101

L’arrêt pose la question du « droit à l’oubli », sans toutefois amener de nouveaux principes. Il ne développe pas de nouveaux principes mais en confirmant plutôt la jurisprudence de la CourEDH développée en la matière. Il en va ainsi pour la pesée des intérêts (protection de la vie privée, d’une part, et liberté de l’expression ainsi que droit à l’information, d’autre part) basée sur les critères établis dans l’affaire von Hannover n° 2[25], à savoir la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, son comportement antérieur vis-à-vis des médias ainsi que le contenu, la forme et les répercussion de la publication dans le cas concret et, cas échéant, les circonstances de la prise des photos. La CourEDH confirme en outre sa jurisprudence quant à la marge d’appréciation laissée aux Etats contractants dans le ménagement d’un équilibre entre les intérêts en cause (voir notamment von Hannover n° 2[26] ; Axel Springer[27], Delfi AS[28]). Le constat que les médias ont comme fonction accessoire l’archivage d’informations (en ligne) n’est pas nouveau non plus (voir Times Newspapers Ltd. C. Royaume-Uni n° 1 et n° 2[29]).

102

L’affaire était particulièrement délicate, s’agissant d’une couverture médiale nationale mentionnant à chaque fois les noms de personnes condamnées pour meurtre. La question était donc essentiellement celle du poids qu’il fallait donner à l’intérêt, principalement reconnu, d’une personne dans une telle situation de ne plus être confrontée à ses actes en vue de sa réintégration dans la société (voir Österreichischer Rundfunk c. Autriche[30]). En l’espèce, les éléments qui ont joué un rôle central pour pencher vers l’autre sens ont été la gravité et les circonstances du crime (selon le site allemand de Wikipedia, l’un des requérants a été élevé par l’assassiné), la notoriété de la victime, le fait que les requérants se heurtaient à des publications rédigées il y a des années et archivées de manière non-accessible à tout le monde ou difficilement trouvable et le fait que les requérants s’étaient eux-mêmes tournés vers la presse en relation avec leur dernière demande en révision. Si plusieurs de ces motifs justificatifs savent convaincre, il n’en va à notre sens pas ainsi pour l’argument de la notoriété de l’assassiné à lui seul, qui ne saurait, pris isolément, justifier de nier l’anonymat ad aeternam.


Fussnoten:
  1. Par exemple : art. 10 LInf/FR et art. 18 LIPAD/GE.

  2. Voir notamment CourEDH, 07.12.12, von Hannover c. Allemagne no 2 (40660/08 et 60641/08), par. 108 ss et arrêt résumé ci-dessous n. 90 ss).

  3. Voir TF, 20.06.11, 5A_706/2010 consid. 4.2.1 et TF, 23.02.12, 5A_641/2011 consid. 7.1.

  4. Cf. les références dans l’arrêt de l’Appellationsgericht Basel-Stadt, consid. 4.3.

  5. De cet avis aussi : arrêt de l’Obergericht Zürich du 10 août 2018, HE180275, consid. 3.2 ; arrêt du Handelsgericht Zurich du 29 juin 2017, ZR 116/2017 p. 226 résumé in : Fountoulakis/Francey, D’un médecin sado-maso, d’un escroc, d’un crétin et d’autres personnages, Medialex 2018, 94, 99.

  6. Pour l’application de l’art. 266 CPC au cas d’une violation imminente de la LCD par un médias à caractère périodique, cf. Staehelin, in Jung/Spitz (édit), Bundesgesetz gegen den unlauteren Wettbewerb, 2e éd., Berne 2016, ad Vor Art. 9-13a UWG, n. 43 ss. Voir, p.ex., l’arrêt de l’Obergericht Zürich du 10 août 2018, HE180275, consid. 4.1, où le demandeur des mesures provisionnelles faisait valoir, entre autres, une violation de l’art. 3 LCD.

  7. Clairement vu dans l’arrêt du Handelsgericht Zurich du 29 juin 2017, ZR 116/2017 p. 226, résumé in : Fountoulakis/Francey, D’un médecin sado-maso, d’un escroc, d’un crétin et d’autres personnages, Medialex 2018, 94, 99.

  8. Voir le résumé in Fountoulakis/Francey, D’un médecin sado-maso, d’un escroc, d’un crétin et d’autres personnages, Medialex 2018, 94, 97.

  9. Riklin, Schweizerisches Presserecht, Berne 1995, p. 246.

  10. Steinauer/Fountoulakis, Personnes physiques et protection de l’adulte, Berne 2014, no 673b.

  11. Voir d’une manière générale : TF, 14.01.13, 5A_972/2011 consid. 6.2.

  12. ATF 132 III 641, consid. 4 ; cf. ég. Steinauer/Fountoulakis, Droit des personnes physiques et de la protection de l’adulte, Berne 2014, n° 626b.

  13. CourEDH, 10.10.13, Delfi AS c. Estonie, n° 64569/09, par. 159 ; CJUE, C‑131/12 – Google Spain, ECLI:EU:C:2014:317 ainsi que les références dans Francey, La responsabilité délictuelle des hébergeurs et des fournisseurs d’accès Internet, Genève/Zurich/Bâle 2017 no 483 s. Cf.ég. l’arrêt du BGH, 27.02.18 – VI ZR 489/16 = NJW 2018, 2324 en relation avec la responsabilité d’un moteur de recherche.

  14. Pour un résumé de cet arrêt, cf. Jacquemoud, L’interdiction de qualifier un discours politique de « racisme verbal » et la liberté d’expression (CourEDH), in : www.lawinside.ch/554.

  15. Sur ces arrêts : Fountoulakis/Francey, Le Tribunal fédéral rejette trois plaintes pour atteinte à l’honneur en relation avec l’affaire du tweet sur la «Nuit de Cristal», sic ! 2017, p. 112 ss.

  16. TF, 04.11.15, 6B_627/2015.

  17. Il s’agissait de l’ATF 138 III 641.

  18. ATF 145 III 165.

  19. Pour une critique de l’ATF 145 III 165 voir Jacot-Guillarmod, La révision de l’arrêt du Tribunal fédéral pour violation de la CEDH, in : www.lawinside.ch/747.

  20. Voir notamment : CourEDH, 10.10.2013, Delfi AS c. Estonie, n° 64569/09 ; Fountoulakis/Francey, La responsabilité de l’hébergeur à la lumière de la CEDH, Jusletter 7 septembre 2015.

  21. Voir CourEDH, 18.12.12, Ahmet Yildirim c. Turquie (no 3111/10), par. 50; CourEDH, 28.09.99, Öztürk c. Turquie (no 22479/93), par. 49. Dans l’affaire Yildirim, le requérant était un « simple » utilisateur de Google Sites qui y publiait ses travaux académiques ainsi que ses points de vue dans différents domaines.

  22. Sur l’influence de la jurisprudence de la CourEDH en droit suisse : Francey, La responsabilité délictuelle des hébergeurs et des fournisseurs d’accès Internet, Genève/Zurich/Bâle 2017 no 76.

  23. TF, 06.05.15, 5A_658/2014 consid. 4.2.

  24. ATF 132 III 641 consid. 3.2.

  25. CourEDH, 07.12.12, von Hannover c. Allemagne no 2 (40660/08 et 60641/08).

  26. CourEDH, 07.12.12, von Hannover c. Allemagne no 2 (40660/08 et 60641/08).

  27. CourEDH, 07.02.12, Axel Springer AG c. Allemagne (39954/08).

  28. CourEDH, 10.10.13, Delfi AS c. Estonie, n° 64569/09.

  29. CourEDH, 10.03.09, Times Newspapers Ltd. c. Royaume-Uni n° 1 et n° 2 (40660/08 et 60641/08).

  30. CourEDH, 07.12.06, Österreichischer Rundfunk c. Autriche (35841/02).

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