«Parfum de la corruption», «psychosecte», «nazi»: ce qui va et ce qui ne va pas

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Aperçu de la jurisprudence fédérale, cantonale et internationale rendue durant l’année 2019 en matière de droit civil et de procédure civile en lien avec les médias

Christiana Fountoulakis, professeure ordinaire, Chaire de droit civil I, Université de Fribourg, Julien Francey, avocat, docteur en droit

Zusammenfassung: Aus der bundesgerichtlichen Rechtsprechung von 2019 sind zwei denselben Sachverhalt betreffende Entscheidungen zu erwähnen, in welchen es um den Vorwurf von Fremdenhass auf einer Facebookseite geht. Ein weiterer bundesgerichtlicher Entscheid setzt sich mit den Grenzen der Zulässigkeit der identifizierenden Berichterstattung in Zusammenhang mit Deliktsvorwürfen auseinander. Um identifizierbare Berichterstattung geht es auch im Fall Spiess-Hegglin, der dem Kantonsgericht Zug vorlag, und dort zudem um die Frage, ob ein Recht auf Entschuldigung besteht. Die Grenzen, die das Persönlichkeitsrecht dem investigativen Journalismus auferlegt, werden in einem Urteil der Cour de justice de Genève aufgezeigt. Um die Zulässigkeit des Begriffs «Psychosekte» geht es in einem Entscheid des Handelsgerichts Zürich. Eine Entscheidung des EMGR handelt von der Zulässigkeit der Aufnahmen des Hauses eines ehemaligen deutschen Bundesministers, eine weitere Entscheidung setzt sich mit der Haftung von Onlinemedien für persönlichkeitsverletzende Leserkommentare auseinander. Ein Urteil des EuGH schliesslich widmet sich dem «cop watching» und damit einhergehend der Frage, ob Private auch «Journalisten» sind.

Résumé: En 2019, le Tribunal fédéral a rendu deux arrêts connexes qui traitent de l’accusation d’antisémitisme sur une page Facebook. Un autre arrêt du Tribunal fédéral porte sur l’admissibilité de la mention des nom et prénom d’une personne en rapport avec des soupçons d’infraction pénale. La couverture médiatique avec révélation du nom est également en cause dans l’affaire Spiess-Hegglin qui a été portée devant le Tribunal cantonal de Zoug; il s’y posait également la question de savoir s’il existe un droit à des excuses. Les limites que le droit de la personnalité imposent au journalisme d’enquête sont discutées dans un arrêt de la Cour de justice de Genève, alors que le Tribunal de commerce de Zurich s’est penché sur la recevabilité du terme «psychosecte». Une décision de la CourEDH traite de l’admissibilité de prendre en photo la maison d’un ancien ministre allemand, une autre décision concerne la responsabilité des médias en ligne pour les commentaires attentatoires à l’honneur de la part de leurs lecteurs. Enfin, la CJUE a rendu une décision en matière de «cop watching» et s’est notamment prononcée sur la question de savoir si un particulier peut être qualifié de journaliste.

I. Introduction

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La chronique présente et discute trois arrêts cantonaux rendus en 2019 dont deux ont suscité un vif intérêt auprès du public large. En raison de leur présence médiatique ainsi que des questions juridiques intéressantes qu’ils soulèvent, nous présenterons ces arrêts en premier. Nous traiterons en suite de trois arrêts (non publiés) du Tribunal fédéral et indiquerons quelques autres arrêts suisses que nous avons renoncés de résumer. Pour finir, seront présentés deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ainsi qu’un arrêt de la Cour de justice européenne.

II. Décisions cantonales

1. Un article de presse suggérant qu’une personne et ses sociétés doivent leur réussite à des malversations commises, tout en étant parvenues, par chance, à passer entre les mailles du filet de la justice, porte atteinte à la personnalité (Cour de justice de Genève, arrêt du 18 juin 2019, ACJC/915/2019)

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L’affaire se situe à Genève en 2015, dans le contexte du financement de la rénovation et d’agrandissement du Musée d’art et d’histoire qui a finalement été refusé dans un vote populaire. Si l’affaire a été largement publique, le présent arrêt est anonymisé, ce qui nous amène nous aussi à reporter ce cas en la forme anonyme.

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A l’approche du vote populaire, un quotidien a publié un article dans lequel il présente les activités de A. (mentionné par son nom complet), un homme d’affaires qui, moyennant sa fondation, aurait apporté plus d’un tiers des coûts de la rénovation du musée. Il est ainsi dit : «Pour qui a du flair et la souplesse d’une moyenne structure, guerres et souverainetés contestées sont une bénédiction. A. est ainsi le premier à investir au …, devenu autonome depuis … Il sait que la plupart des trusts transnationaux n’oseront pas lui disputer ce terrain, de peur d’indisposer». Sont ensuite cités des tiers: «<A est capable d’ouvrir les portes et de négocier à son aise>, admire un analyste canadien, cité par [un journal]». «Pour les autres», continue l’article, «le génie des relations humaines et la connaissance de l’Afrique ne suffisent pas auprès des régimes les plus corrompus de la planète. En cinq ans de pouvoir dictatorial, [le régime local] n’a-t-il pas amassé une fortune estimée à plus de deux milliards de francs?» Pour conclure : «[si] le parfum de la corruption s’est quelque peu dissipé, les critiques demeurent, désormais dirigées contre ses projets en …, l’un des pays les plus pauvres de la planète… Affameur pour les uns, créateur de richesses pour les autres, le débat peut donc se poursuivre. Dès la semaine prochaine au Municipal.» 

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Saisie d’une action en constatation de l’illicéité ainsi qu’en réparation du tort moral subi pour le montant symbolique d’un franc, le Cour de justice conclut que l’intérêt public ne justifiait pas la publication en la présente forme.

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Selon la Cour, l’article a certes contribué au débat public sur le financement de la rénovation du Musée d’art. Toutefois, la controverse publique tournait à ce moment-là sur le partenariat public/privé envisagé et sur les implications de celui-ci, en particulier au vu des clauses du contrat signé entre la Ville de Genève et la fondation créée par A., considérées par certains comme trop contraignantes. En effet, l’apport financier de la fondation était subordonné à l’accueil et l’entretien pour une durée de 99 ans, par le musée, d’une partie de la collection d’art de A. C’est donc l’article de presse en question qui semble avoir, pour la première fois, mis en cause l’origine des fonds promis pour le financement du projet lié au musée. L’article n’aurait de ce fait pas dû être rédigé comme il l’a été, laissant penser au lecteur moyen que A. avait commis des actes de corruption pour faire prospérer ses affaires. La réalité des prétendus actes répréhensibles reprochés à A. et à ses sociétés n’ayant jamais été établie et n’ayant d’ailleurs jamais donné lieu à une quelconque enquête pénale, il incombait au journaliste de faire preuve d’une certaine retenue en les relatant, au lieu de renforcer le tout par des commentaires de tiers ou autres jugements de valeur donnant à penser que les faits en question étaient avérés.

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La Cour condamne ainsi le journal à publier, à ses frais, le dispositif de l’arrêt constatant l’illicéité de l’atteinte subi par A. suite à la publication de l’article. En revanche, la demande en paiement d’une indemnité pour tort moral d’un franc symbolique est rejetée, estimant que le tort moral est réparé complètement par la publication du jugement.

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Le message que la Cour veut faire passer est en soi tout à fait correct : si des soupçons d’infractions pénales peuvent être divulgués pour autant que l’intérêt journalistique existe (ce qui est admis en l’espèce), il n’en reste pas moins qu’ils doivent être présentés comme tels. Le lecteur moyen doit ainsi gagner l’impression que le journal se pose (uniquement) des interrogations sur l’existence d’actes réprouvables mais qu’aucune condamnation – ou, selon le cas, aucune procédure pénale – n’est intervenue. Il est également correct que, pour délimiter un soupçon acceptable d’une condamnation anticipée par les médias, on regardera la manière dont est rédigé l’article : temps verbaux, formulation, style littéraire influant sur l’impression générale laissée au lecteur moyen et ceci même en l’absence d’accusation directe.

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Il semble pourtant que la Cour ait largement concentré son attention sur la prétendue insistance de l’article sur des poursuites pénales qui auraient été engagées contre A., alors que de telles poursuites en réalité n’existent pas. En d’autres termes, la Cour se concentre sur la question de savoir si la publication tient des propos qui ne sont pas vrais. Elle s’éloigne ainsi de la règle posée au départ : ce n’est pas la question de savoir si l’article présente de simples soupçons comme vrais qu’elle analyse, mais si les soupçons sont vrais. Il s’agit évidemment non seulement de deux aspects distincts, mais en plus d’une analyse qui semble ne pas avoir été menée lege artis:

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La Cour arrive à la conclusion que les soupçons reposent sur des faits faux, car le recourant a fourni des preuves au cours du procès qui démontrent que ni lui ni ses entreprises n’ont jamais été impliqués dans des procédures pénales. Cependant, comme l’a rappelé encore récemment le Tribunal fédéral[1], la question de la véracité reportée dans une publication dépend des faits au moment de la parution dudit article. En d’autres termes, si des faits connus au moment de la publication de l’article permettent d’émettre un doute sur la légalité des activités d’une personne, les «soupçons» énoncés dans la publication reposent sur des «faits vrais». À cet égard, l’arrêt indique que le journaliste s’est appuyé sur des sources sérieuses, dont le contenu n’a jamais été contesté par le recourant. L’arrêt ne saurait ainsi pas convaincre sur ce plan.

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En effet, ce qui est décisif est de savoir si la manière dont les jugements de valeur contenus dans l’article en question sont rapportés dépasse les limites de ce qui est admissible. A cet égard, et – à nouveau – contrairement à la Cour, il faudrait d’abord s’interroger sur le «lecteur moyen» du journal pour savoir quel contenu, dans quel style et quel ton, il peut s’attendre à trouver dans le média consulté. Un journal qui se décrit d’humaniste, progressiste et de socialement engagé attire d’autres lecteurs qu’un journal d’une autre ligne socio-politique.

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Finalement, on pourrait aussi donner plus de poids que l’a fait la Cour à l’intérêt public dudit reportage, à l’instar de la première instance civile et des tribunaux pénaux saisis dans cette affaire. Il ne faut pas oublier que le reportage n’a pas été rédigé «à l’improviste», mais qu’il s’inscrit dans le débat entourant un référendum sur le financement du musée. Ce dernier était, pour rappel, lié à la condition que la collection d’art du recourant soit exposée et maintenue pendant une période de presque 100 ans. Par conséquent, les citoyens avaient un intérêt légitime à apprendre quelque chose – même critique – sur la provenance des fonds. Il est possible que ce soit également l’avis du Tribunal fédéral auprès duquel, selon les informations disponibles sur le site web du journal, le journal a recouru contre le présent arrêt.

2. Une atteinte à la personnalité ne donne pas droit à la publication d’une excuse (Kantonsgericht Zug, arrêt du 8 mai 2019, A1 2017 55)

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L’arrêt, non anonymisé, est un parmi plusieurs rendus dans l’affaire «Spiess-Hegglin», hautement médiatisée en Suisse allemande et au-delà. Il oppose l’ancienne politicienne du parti vert de Zoug au quotidien «Blick». Ce dernier avait publié, le 24 décembre 2014, un article, introduit en grandes lettres à la première page qui disaient :

«Sex-Skandal um SVP-Politiker. Hat er sie geschändet? Markus Hürlimann, Zuger SVP-Kantonalpräsident. Jolanda Spiess-Hegglin, Grüne Kantonsrätin, Zug» (Scandale sexuel impliquant un politicien de l’UDC. L’at-il souillée? M.H., président de l’UDC du canton de Zoug. J.S.H., parlementaire cantonale des verts).

La version en ligne du quotidien portait quant à elle le titre :
«Verdacht auf K.o.-Tropfen! Missbrauchte der SVP-Kantonalpräsident eine Grüne?» (Suspicion de gouttes de knockout! Le président cantonal de l’UDC a-t-il abusé d’une verte?)

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L’article mentionnait, entre autres, que, lors d’une fête politique, Mme Spiess-Hegglin «avait apparemment même de la drogue du violeur mélangée à ses boissons», que le matin suivant, la politicienne ne se souvenait de rien, qu’elle était allée à l’hôpital et que des analyses de sang et d’urine y avaient été effectuées. En outre, il y était indiqué que le politicien avait été arrêté. Tant la version papier que la version en ligne montraient des photos des deux personnes nommées.

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Le Tribunal cantonal de Zoug a été saisi par Mme Spiess-Hegglin pour trancher une action en constatation de l’illicéité dudit article, une action en prévention de futures publications en la matière, une demande «d’excuse» du journal ainsi que de prétentions à titre de réparation du tort moral.

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Les juges cantonaux considèrent qu’il y a eu atteinte (massive) à la sphère intime de la demanderesse qui n’a pas été rendue licite par l’intérêt public à l’information. L’argument du «Blick» qu’il y a eu un intérêt public prépondérant à savoir que deux représentants de partis politiques d’orientation différente aient eu des rapports intimes, et que ceux-ci ont peut-être été imposés à la parlementaire, n’a pas convaincu le tribunal. A aucun moment le journal n’aurait dû publier des soupçons d’éventuels abus sexuels avec les noms et l’utilisation de photos des personnes concernées.

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Le tribunal admet un intérêt de la demanderesse à la constatation du caractère illicite de la publication. Bien que l’atteinte à sa personnalité commise par le «Blick» se résume en une seule publication qui remonte à 2014, l’intérêt de la demanderesse de voir constater l’illicéité de l’article est toujours d’actualité, d’une part, parce que l’article se trouve toujours en ligne, et d’autre part, parce que l’image de la demanderesse d’être «la politicienne abusée» persiste. Le fait qu’elle a elle-même cherché le public, ou qu’elle continue de le faire, ne fait pas disparaître son intérêt à la constatation de l’illicéité. Ce n’est en effet pas le comportement de la victime suite à l’atteinte qui est déterminant mais le fait que la publication litigieuse continue à déployer ses effets.

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En revanche, la demande que le journal publie des excuses à l’adresse de la demanderesse est rejetée, faute de base légale. Les juges doutent en outre de la compatibilité d’un tel moyen avec les principes de l’Etat de droit. Admettre un «droit à des excuses» reviendrait à ce que l’Etat oblige une personne à exprimer, contre sa volonté, une attitude ou un sentiment qu’il n’éprouve pas.

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La question de la réparation du tort moral est longuement débattue; les juges arrivent à la conclusion qu’un montant de 25’000 francs doit être versé à la demanderesse.

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L’aspect sans doute le plus intéressant concerne la question de savoir si la victime d’une atteinte à sa personnalité peut demander au tribunal d’ordonner au média de publier une excuse (préformulée). La question est controversée, ainsi que le démontrent les contributions de Meili[2] et de Bertschi[3], toutes deux parues dans la présente revue suite à la publication de l’arrêt du Tribunal cantonal de Zoug. Le Tribunal fédéral, quant à lui, a considéré dans un obiter dictum de 2013[4] qu’il était impossible, pour un tribunal, d’obliger une personne à s’excuser. En droit allemand, le Bundesgerichtshof a érigé en principe d’ordre public l’impossibilité d’obliger une personne de s’excuser[5]. L’Obergericht Zug, auquel ont fait appel l’une comme l’autre partie en l’espèce, vient lui aussi de nier le droit à des excuses[6]. Cet arrêt n’étant pas encore entré en force au moment de la rédaction du présent commentaire, il est probable que le Tribunal fédéral sera à nouveau appelé à trancher, cette fois-ci de manière circonstanciée, la question.

3. «Zurich soutient une école à caractère sectaire» et «Des enseignants de l’environnement de la psychosecte X enseignent à l’école X» comme titre et sous-titre d’une publication journalistique portent atteinte à la personnalité (Handelsgericht Zürich, arrêt du 31 octobre 2019, HG170247-O = sic! 2020, 246 ss)

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Deux associations gérant respectivement une école privée et un établissement privé d’éducation spécialisée demandent la suppression d’un article (y compris son déférencement sur Google) qui remonte à 2012 et qui porte le titre «Zürich unterstützt Schule mit Sektenhindergrund» (Zurich soutient une école à caractère sectaire). L’article décrit l’ambiance oppressante qui règne dans ces écoles, le règlement rigide sur l’hygiène mis sur place ainsi que quelques impressions de parents qui se sont plaints des écoles devant les autorités cantonales. L’article explique que les écoles sont proches d’une secte qui, bien qu’elle ait été dissoute en 2002, continue à déployer ses effets; ainsi, de nombreux adeptes de la secte seraient toujours actifs à l’une de ces écoles.

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Les écoles y voient une atteinte à leur personnalité, une violation de la LPD ainsi qu’un comportement de concurrence déloyale au sens de l’art. 3 let. a LCD.

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Le tribunal rappelle qu’un droit à l’oubli, tel qu’il est réclamé en l’espèce, n’existe pas de manière absolue mais repose sur une balance des intérêts dans le cas concret. En examinant par la suite l’article mot après mot, les juges arrivent à la conclusion qu’une grande partie de la publication ne peut être qualifiée d’attentatoire à la personnalité, dans la mesure où elle se limite à décrire la sévérité des règles dans les écoles («Das Formulieren und Durchsetzen klarer Schulregeln ist weder ehrenrührig noch rufschädigend»). Les faits sont en principes corrects et le style journalistique globalement acceptable. Il n’en va pourtant pas ainsi pour les passages qui soutiennent que les écoles sont dirigées et les cours donnés par des membres d’une ancienne secte. La secte étant comprise comme une « communauté qui, souvent de manière radicale et simpliste, représente certaines idéologies ou principes assimilables à ceux d’une religion qui ne correspondent pas aux valeurs fondamentales de la société », ces passages dans la publication sont susceptibles de rabaisser les écoles aux yeux du lecteur moyen.

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Le tribunal admet ainsi partiellement une atteinte illicite à la personnalité des écoles (respectivement des associations les exploitant) et de par la même une violation de la LPD et de la LCD sans pour autant que cela ait des conséquences juridiques différentes. Comme cinq mots seulement sont illicites (dont trois fois «Psychosekte»), les juges se limitent à ordonner la suppression de ceux-ci, laissant le reste du texte subsister.

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C’est la mise en balance entre le droit à l’oubli et l’intérêt public qui rend l’arrêt intéressant: La publication répond à l’intérêt public, à savoir d’être informé sur le fonctionnement de deux écoles privées accréditées et soutenues par le canton. C’est la raison pour laquelle la publication ne doit pas être supprimée et déréférencée. Pourtant, les écoles ne sont pas obligées de tolérer qu’on utilise à leur égard le mot «psychosecte» et des mots similaires, du moins pas de nos jours : si la conclusion que les écoles s’inscrivent dans un environnement d’anciens partisans de la secte n’est pas a priori indéfendable, le mot «psychosecte» brosse quant à lui le tableau d’une communauté sectaire qui continue à développer des activités et qui domine les écoles, ce qui, selon les faits présentés dans l’arrêt, va au-delà des circonstances actuelles.

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Ce n’est pourtant pas encore ce qui fonde le «droit à l’oubli»: celui-ci n’est admis que parce que la dénomination de «psychosecte» est dénigrante, affectant ainsi les écoles dans leur honneur social et économique. Le droit à l’oubli ne permet en effet pas de demander la suppression de n’importe quel contenu anodin relatif à sa propre personne mais présuppose à chaque fois une «atteinte». Il en va d’ailleurs de même en application de la LPD, qui renvoit aux art. 28 sv. CC pour la demande en déstruction de données personelles. La révision de la LPD ne change rien à cet égard.

III. Arrêts du Tribunal fédéral

1. Une condamnation pénale qui remonte à plus de 18 ans ne permet pas de traiter une personne d’antisémite (TF, 5A_801/2018 et 5A_773/2018, tous deux du 30 avril 2019)

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Le Tribunal fédéral a rendu deux arrêts reposant sur les mêmes faits qui concernaient la protection de la personnalité d’une association et de son président en raison de propos diffusés sur Facebook par une internaute. Celle-ci avait notamment suggéré que les lésés étaient des nazis. En outre, elle avait posté dans les commentaires de sa publication Facebook un lien vers un article contenu sur un autre site qui indiquait clairement que l’association et son président avaient une tradition antisémite.

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Dans le premier arrêt (5A_801/2018), l’internaute a certes reconnu que ses publications portaient atteinte à l’honneur de l’association et de son président, mais a tenté de les justifier par la preuve de leur vérité. Pour le Tribunal fédéral, les circonstances du cas concret ne permettaient cependant pas de conclure que le président de l’association était antisémite. Certes, le président avait été condamné en 1997 pour avoir tenu des propos contre les juifs. Toutefois, cette condamnation remontait à plus de 18 ans et ne suffisait pas encore pour démontrer que le président était toujours habité par cette idéologie. Le fait qu’une nouvelle procédure pénale ait été ouverte contre lui, puis classée en raison de la prescription pénale, ne permettait pas non à l’internaute de prouver la véracité de ses déclarations.

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Le Tribunal fédéral a aussi relevé que l’internaute ne pouvait pas se prévaloir de la liberté des médias et du besoin d’informer qui leur est propre. En effet, l’internaute agissait en tant que simple citoyenne privée qui ne bénéficie pas de l’art. 17 Cst. Le Tribunal fédéral a ainsi confirmé la décision précédente qui avait notamment condamné l’internaute à publier le jugement (cf. art. 28a al. 2 CC) sur sa page Facebook et à le maintenir tout en haut durant 30 jours.

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Dans la seconde procédure opposant toujours les mêmes parties (5A_773/2018), ce sont le président et l’association qui ont recouru contre le jugement de l’instance inférieure, car celle-ci leur avait partiellement dénié la légitimation active: l’Obergericht avait constaté que le président et l’association avaient pris des conclusions communes et identiques pour demander la suppression des passages litigieux[7], quand bien même les propos ne se rapportaient alternativement qu’au président (il était «une personne ayant une attitude antisémite et xénophobe claire et manifeste et il était un nazi») ou à l’association («elle propage la haine»), mais jamais aux deux en même temps. Or, la légitimation active devait s’examiner selon l’atteinte en cause. Etant donné que le président n’était pas touché personnellement par l’affirmation «l’association propage la haine» et l’association n’était pas concernée par «le président est nazi», la légitimation des demandeurs n’était que partiellement donnée pour leurs conclusions communes.

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Saisi par le président et l’association, le Tribunal fédéral a rappelé que la légitimation active revient à celui qui se prétend directement atteint dans les droits de sa personnalité. Ainsi, le président ne pouvait pas se plaindre d’une violation des droits de l’association et vice-versa, car ce sont deux personnes juridiques distinctes. La théorie de la transparence (Durchgriff) ne s’appliquait pas, car le président devait se laisser opposer la construction juridique qu’il avait lui-même choisie en créant une association, soit une autre personne morale. Dès lors, l’Obergericht avait rejeté à bon droit la légitimation active des demandeurs s’agissant des propos qui ne les concernaient pas. Cela ne signifiait toutefois pas que la demande devait être entièrement rejetée faute de qualité pour agir des demandeurs pour l’entier de leurs conclusions communes: l’Obergericht et le Tribunal fédéral ont considéré que les conclusions pouvaient être divisées et chaque élément rattaché à l’un ou l’autre des demandeurs, car on déduisait qu’ils voulaient agir en tant que consorts simples (art. 71 CPC) pour contester l’atteinte dont ils étaient victimes chacun à titre personnel[8].

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Cette réflexion peut paraître à première vue purement dogmatique : au final, l’internaute a été condamnée à effacer ses propos illicites, peu importe la question de savoir comment les conclusions ont été prises et qui disposait de la légitimation active. Cependant, la question du rejet des conclusions faute de légitimation active a un impact sur les frais, puisque ceux-ci sont mis à la charge de la partie qui succombe (cf. art. 106 CPC). En l’espèce, l’Obergericht avait conclu que le président avait succombé pour la moitié de ses conclusions, puisque la moitié des contenus dont il demandait la suppression ne lui portait pas atteinte. Il en allait de même pour l’association. Ainsi, les frais de procédure et les dépens devaient être fixés en conséquence; l’internaute n’a donc pas eu besoin de supporter l’ensemble des frais de justice et des dépens, quand bien même elle a été condamnée à supprimer tous les contenus litigieux. L’avocat qui représente plusieurs parties dans une même procédure sera donc bien inspiré de prendre des conclusions séparées pour chacun de ses mandants en tant que consorts simples en fonction de leur propre prétention.

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Au demeurant, ces arrêts n’appellent pas de commentaire particulier. Il semble clair que les propos tenus par l’internaute dépassaient clairement les limites de l’admissible. Ce qui aurait été surtout intéressant, ce sont les questions que le Tribunal fédéral n’a pas examinées, faute de contestation de l’internaute ou de griefs suffisamment motivés.

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En particulier, l’internaute n’a pas contesté que l’utilisation d’un lien hypertexte constituait une atteinte au sens de l’art. 28 CC. Pourtant, il aurait été utile d’avoir un éclaircissement sur le sujet afin de savoir si et dans quelles conditions l’utilisation d’un lien hypertexte peut être qualifiée d’atteinte. En effet, le Tribunal fédéral s’est peu exprimé sur le sujet[9], mais la CourEDH s’était prononcée récemment dans un arrêt remarqué[10]. Dans sa décision de 2018, la CourEDH a listé cinq critères qui permettent de guider la juridiction nationale lorsqu’elle est amenée à déterminer quand l’utilisation d’un hyperlien par un journaliste constitue une atteinte : le journaliste (i) a-t-il adhéré à l’information à laquelle le lien hypertexte renvoyait?, (ii) a-t-il reproduit, sans pour autant y adhérer, l’information litigieuse?, (iii) a-t-il simplement renvoyé à une information, sans pour autant y adhérer ou la reproduire?, (iv) savait-il ou pouvait-il savoir que l’information vers laquelle il renvoyait était illicite?, (v) a-t-il agi de bonne foi, notamment en respectant les règles déontologiques? Sur la base de ces critères qui doivent également s’appliquer en Suisse lorsqu’un simple internaute utilise un lien hypertexte[11], il fait peu de doute que l’internaute a porté atteinte aux droits des lésés en renvoyant à un article dont elle faisait sien le contenu qui qualifiait l’association et son président de nazis.

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Un autre point qui aurait mérité une position du Tribunal fédéral est le bien-fondé de l’action en prévention de l’atteinte intentée par le président et son association en plus de l’action en cessation de l’atteinte. En effet, l’internaute a soulevé devant le Tribunal fédéral qu’il n’y avait plus de risque de réitération : elle s’était abstenue durant toute la procédure de répéter ses propos qui avait été diffusés une seule fois sur sa page Facebook. De son côté, le tribunal de première instance avait retenu le risque de réitération en raison du simple fait que l’internaute avait laissé en ligne ses propos (puisqu’elle estimait que son comportement était licite). Or, la doctrine est partagée sur la question de savoir si le seul fait de maintenir que ses propos sont licites durant la procédure suffit à fonder un risque de réitération[12]. Faute de contestation suffisante de l’internaute, le Tribunal fédéral n’est pas entré sur son grief et a confirmé l’action en prévention.

2. La publication des nom et prénom d’une personne dont il est dit qu’elle a «des ennuis» et qu’elle est «en difficulté» porte atteinte à la personnalité (TF, 5A_562/2018 du 22.7.2019)

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Un journal publie un article intitulé «Enquête – Contrat suspect: des ennuis pour l’avocat de W.» et «En difficulté l’avocat de W.», mentionnant nommément l’avocat en question. La nouvelle est reprise telle quelle dans la version électronique du quotidien. D’autres sites web la reprennent, parfois avec, parfois sans mention expresse du nom de l’avocat.

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Deux mois plus tard, suite à un communiqué de presse du ministère public du canton du Tessin, le quotidien cité auparavant publie un article intitulé «W. – L’avocat n’a rien à voir avec cela» dans lequel il annonce que «les accusations portées contre [nom de l’avocat] par le ministère public se sont révélées infondées. L’avocat … est sorti étranger à toute hypothèse de comportement criminel».

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Par la suite, l’avocat ouvre action contre l’auteur de l’article à l’origine de la campagne médiatique, contre le rédacteur en chef du journal ainsi qu’à l’encontre de leur maison d’édition, concluant qu’ils soient condamnés solidairement au paiement d’une somme de 59’500.- francs, intérêts en sus, à titre de dommages-intérêts et de réparation du tort moral subi. La demande de l’avocat est rejetée tant par le tribunal de première que celui de deuxième instance, l’avocat forme recours en matière civile devant le Tribunal fédéral.

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Le Tribunal fédéral rappelle les principes en matière d’atteinte illicite à la personnalité à l’égard des médias: un article est susceptible d’affecter la personnalité de la personne concernée s’il est incorrect sur des points essentiels et si, de ce fait, une image manifestement déformée de la personne est présentée. Pourtant, une publication qui rapporte la vérité peut elle aussi être illicite; c’est le cas lorsqu’elle manque d’objectivité d’expression médiatique, ce qui est notamment admis lorsqu’elle dévoile la vie privée ou intime de la personne ou qu’elle diminue son image de manière inadmissible. Si les personnes connues doivent faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard des articles de presse qui les concernent, le principe de proportionnalité doit tout de même être respecté.

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Appliquant ses principes au cas en l’espèce, le Tribunal fédéral estime que la publication initiale porte illicitement atteinte à la personnalité de l’avocat, réprimandant la Cour qui a estimé que la véracité des propos permettait de lever l’illicéité. En effet, la véracité des propos ne constitue pas un motif justificatif absolu. L’aspect essentiel pour conclure à une atteinte illicite est, comme le souligne le Tribunal fédéral, la mention du prénom et du nom de l’avocat: Au vu des répercussions évidentes qu’un article sur le comportement pénal d’une personne peut avoir sur sa sphère privée et sur son honneur, la révélation de son identité n’est pas justifiée ; des circonstances particulières peuvent permettre des exceptions mais n’ont clairement pas été présentes dans ce cas.

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L’arrêt précise en outre que les actions dites «réparatrices», à savoir celles en dommages-intérêts, en réparation du tort moral et en remise du gain (cf. art. 28a al. 3 CC), sont indépendantes des actions dites «défensives» qui se trouvent à l’art. 28a al. 1 CC (action en prévention, en cessation et en constatation). Les premières peuvent donc être engagées sans être accompagnées par une demande en cessation ou une action similaire. Le fait que l’avocat s’est limité à une action en dommages-intérêts et en réparation du tort moral sans demander en même temps que les défendeurs suppriment les articles litigieux ne conduit pas au rejet de l’action.

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Au demeurant, le Tribunal fédéral renvoie l’affaire à l’instance précédente pour une nouvelle décision sur l’action en dommages-intérêts: à la différence de ce qu’a retenu la Cour d’appel, l’avocat avait suffisamment motivé le dommage qu’il a subi en raison de la publication de l’article en expliquant précisément les démarches entreprises pour limiter les conséquences de la publication en question (une liste des heures consacrées à chaque activité réalisée se trouvait dans la requête de l’avocat). L’argumentation de la Cour d’appel qui retient que le recourant n’a pas précisé qu’il entendait faire valoir un gain manqué ou le temps passé à se défendre contre les conséquences de la publication est qualifié de «stérile» par le Tribunal fédéral : «puisque le requérant indique clairement un chiffre (500.- francs par heure), le dommage qu’il réclame est clairement calculable».

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L’action en réparation du tort moral, en revanche, est rejetée faute pour l’infraction d’être particulièrement grave d’un point de vue objectif ; en effet, l’ensemble de l’affaire a été résolu relativement vite, par une décision de non-lieu, que le journal a dûment rendu publique.

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L’arrêt, en langue italienne, confirme la jurisprudence du Tribunal fédéral en matière de mention du nom d’une personne par la presse en relation avec des accusations criminelles: la révélation des nom et prénom d’une personne, même connue, qui fait l’objet d’une investigation pénale ne répond en règle générale pas à un intérêt public prépondérant.

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Au demeurant, l’arrêt ne suscite pas de commentaire particulier, si ce n’est que l’apparente question qu’il soulève quant à la relation entre «actions défensive » (negatorische Klagen) et «actions réparatrices» (reparatorische Klagen) nous semble d’ores et déjà suffisamment clarifiée: les unes sont indépendantes des autres, c’est-à-dire que l’individu atteint dans sa personnalité a le choix d’ouvrir uniquement action en cessation (ou une action similaire), de réclamer seulement des dommages-intérêts (ou faire valoir une autre action réparatrice) ou de combiner les deux types d’actions.[13] Par ailleurs, la controverse bien connue de savoir si le for prévu à l’art. 20 let. a CPC pour les actions en matière d’atteinte à la personnalité vaut lex specialis par rapport à l’art. 36 CPC aussi pour le cas où la victime ne fait valoir que des prétentions réparatrices[14] deviendrait-elle caduque si ces dernières ne pourraient pas être réclamées devant le tribunal indépendamment d’une action défensive.

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En effet, il serait assez curieux d’exiger qu’une personne lie sa demande en dommages-intérêts etc. systématiquement à une action en cessation de l’atteinte ou à une action similaire. Selon le cas, l’atteinte a tout simplement cessé d’exister sans qu’une action judiciaire ait dû être ouverte, soit parce que l’auteur de l’atteinte a supprimé la publication litigieuse suite à une notification de la part de la victime, soit parce qu’il l’a fait disparaître de sa propre initiative. Rendre dépendante d’une action défensive l’ouverture d’une action réparatrice reviendrait alors à nier à la victime toute possibilité de judiciairement faire valoir des prétentions pécuniaires. Bref, le Tribunal fédéral, déclarant qu’il tranchait la question pour la première fois (considérant 4.3.2), semble s’être penché sur un problème qui, en réalité, n’en est pas un.

3. Quelques arrêts non résumés dans la présente contribution

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En matière de droit de réponse, voir TF, 5A_958/2018 du 8 août 2019 : l’arrêt rappelle qu’un simple démenti des faits contestés ne peut constituer une «réponse» (Gegendarstellung) que si on ne peut exiger de l’intéressé qu’il révèle «la vérité» (plutôt : sa version des faits) ou s’il n’est tout simplement pas en mesure de le faire.

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Signalons en outre le jugement du Tribunal de première instance de Genève du 28 juin 2019 qui a ordonné à TAMEDIA la publication d’une réponse, partiellement modifiée, du conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet sur le site wwww.tagesanzeiger.ch. Nous en traiterons plus amplement en relation avec l’arrêt consécutif de la Cour de Justice de Genève du 14 janvier 2020[15], dans l’aperçu de la jurisprudence rendue en 2020.

IV. Décisions européennes

1. La publication d’images d’une maison peut constituer une atteinte à la vie privée (arrêt de la CourEDH du 25 juin 2019, Zu Guttenberg c. Allemagne, requête no 14047/16)

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Dans sa décision, la CourEDH a rappelé que la publication d’images d’une maison constitue généralement une ingérence dans la vie privée de son propriétaire (cf. art. 8 CEDH): une telle publication permet à des lecteurs d’identifier le lieu d’habitation d’une personne et ainsi de troubler potentiellement sa quiétude. Toutefois, une telle ingérence peut être justifiée par la liberté d’expression d’un média. La mise en balance de ces deux libertés fondamentales s’effectue selon les critères classiques développés dans l’arrêt von Hannover n° 2[16], à savoir la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, son comportement antérieur vis-à-vis des médias ainsi que le contenu, la forme et les répercussions de la publication dans le cas concret et, cas échéant, les circonstances de la prise des photos. En l’espèce, la Cour a considéré que l’Allemagne n’avait pas outrepassé son pouvoir d’appréciation en admettant la licéité d’un article accompagné de photographies des résidences de M. Zu Guttenberg: le lésé était un ancien Ministre qui avait démissionné en raison d’une affaire de plagiat. L’article litigieux qui dévoilait notamment les caractéristiques et les images de la maison que le politicien vendait à Berlin et celle qu’il avait achetée aux Etats-Unis participait au débat public en discutant du potentiel abandon définitif de l’ancien Ministre à la politique allemande. Par conséquent, le reportage ne se limitait pas à satisfaire la curiosité de son lectorat. La Cour note également que la possibilité d’identifier les maisons du requérant étaient faibles: les photos de la maison aux USA avaient été prises depuis un endroit non accessible au public, ce qui empêche de reconnaître facilement une maison. En outre, la maison était située aux Etats-Unis alors que le lectorat était allemand. Enfin, les photos donnaient peu de détails sur la vie privée du requérant; seules les façades des maisons étaient représentées, sans montrer l’intérieur de la maison.

2. La CourEDH rappelle encore une fois les principes liés à la responsabilité des hébergeurs pour les commentaires illicites de ses membres (arrêt de la CourEDH du 19 mars 2019, Høiness c. Norvège, requête no 43624/14)

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Cette affaire concernait une nouvelle fois la responsabilité d’un média online à qui la requérante reprochait d’avoir hébergé des commentaires illicites postés par des internautes. L’arrêt a confirmé les principes déjà développés dans des affaires similaires[17]: il convient de mettre en balance le droit au respect de la vie privée de la requérante et la liberté d’expression de l’hébergeur. Pour procéder à cette pesée des intérêts, la Cour a repris les quatre critères déjà développés : (i) le contexte des commentaires, (ii) les mesures prises par l’hébergeur pour éviter l’atteinte, (iii) la possibilité de rechercher le véritable auteur de la publication et (iv) les conséquences d’une condamnation pour l’hébergeur. En appliquant ces critères, la CourEDH a constaté que la Norvège avait respecté l’art. 8 CEDH en retenant que le portail de news n’avait pas violé les droits de la personnalité de la requérante  : les commentaires litigieux n’appelaient pas à la haine, mais constituaient plutôt des propos sexistes ; le média disposait de modérateurs qui contrôlaient d’office les contenus de manière aléatoire ; 30 minutes après que les commentaires problématiques ont été signalés, ils ont été retirés par le média qui avait en plus supprimé spontanément un contenu illicite ; enfin l’hébergeur avait mis en place un bouton pour signaler les commentaires jugés inappropriés. Le fait que la requérante aurait eu du mal à poursuivre judiciairement les auteurs des commentaires anonymes ne suffisait pas pour retenir une violation de l’art. 8 CEDH.

3. La possibilité de filmer des policiers en intervention et la protection des données (arrêt de la CJUE du 14 février 2019, C-345/17 – Buivids, ECLI:EU:C:2019:122)

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Dans cette affaire, la CJUE devait traiter de la compatibilité de la prise de vidéos de policiers dans l’exercice de leurs fonctions avec le droit à la protection des données personnelles. En effet, M. Buivids avait filmé des policiers à leur insu lors de sa déposition dans un poste de police, puis avait mis la vidéo en ligne sur Youtube. Après avoir constaté que le traitement constituait une atteinte à la protection des données garantie par la Directive UE 95/46 (Directive qui a été remplacée par le Règlement n° 2016/679, souvent appelé RGPD), la CJUE s’est penchée sur le motif justificatif de l’art. 9 Directive UE 95/46 selon lequel certains traitements sont licites s’ils sont effectués aux seules fins de journalisme et s’ils sont conciliables avec le droit à la vie privée. Pour la CJUE, l’art. 9 de la Directive n’est pas réservé aux entreprises de médias traditionnels, aux journalistes de profession et à un vecteur en particulier. Un internaute quelconque peut ainsi effectuer du «journalisme» pour autant qu’il ne poursuive que le but de divulguer au public des informations, des opinions ou des idées. Il appartient aux juridictions nationales de trancher cette question. Si tel devait être le cas en l’espèce, il conviendrait encore de vérifier, dans un deuxième temps, que le traitement était conciliable avec la vie privée. Il s’agit alors de pondérer le droit à la vie privée et la liberté d’expression. Pour cette analyse, la CJUE s’est référée aux critères habituels de la CourEDH[18]. Là encore, cette appréciation revient aux juridictions nationales, de sorte que la CJUE ne qualifie pas le traitement de données dans le cas présent.

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Cet arrêt est intéressant, même s’il ne lie évidemment pas les tribunaux suisses. En effet, il retient une notion large du «journalisme» et l’accorde potentiellement à toute personne. Le RGPD semble aller dans la même direction puisque le considérant 153 précise que la notion de «journalisme» doit s’interpréter de manière large. Cette vision est partagée par la CourEDH qui a retenu que la «fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de chien de garde public»[19], soit la fonction réservée aux médias.

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En revanche, le Tribunal fédéral adopte une vision plus conservatrice, puisqu’il a encore rappelé en 2019 qu’une simple citoyenne ne peut généralement pas se prévaloir du besoin d’informer de la presse et de l’art. 17 Cst.[20]. La LPD (et le projet de la nouvelle LPD) est également plus restrictive que la Directive UE 95/46 : l’art. 13 al. 2 lit. d LPD dispose qu’une atteinte peut être justifiée «si les données personnelles sont traitées de manière professionnelle exclusivement en vue d’une publication dans la partie rédactionnelle d’un média à caractère périodique». On relèvera l’approche différente du Tribunal fédéral, de la CJUE et de la CourEDH sur la définition du «journalisme», surtout aujourd’hui où la prise de vue de policiers (phénomène appelé aussi cop watching) tend à prendre de plus en plus d’importance. Toutefois, et même si une personne suisse ne peut pas se prévaloir du statut particulier de journaliste, le motif justificatif de l’intérêt public ou privé prépondérant peut suffire en fonction des circonstances du cas concret à lever l’illicéité d’une atteinte résultant du fait de filmer une intervention policière[21].


 

Notes de bas de page:

  1. TF, 5A_267/2017 du 2.3.2017, résumé et commenté in: Fountoulakis/Francey, D’un médecin sado-maso, d’un escroc, d’un crétin et d’autres personnages, medialex 06/2018, n° 11 ss.

  2. Meili, «Entschuldigung» als klagbarer Anspruch?, medialex 02/2019, 4 novembre 2019.

  3. Bertschi, Die Publikation einer «Entschuldigung» kann ein klag- und durchsetzbarer Anspruch sein, medialex 03/2019, 3 décembre 2019.

  4. TF, 5A_309/2013 du 4.11.2013, consid. 6.3.3.

  5. BGH, 19.7.2018 – IX ZB 10/18 – «ZDF».

  6. OGer ZG, arrêt du 18 août 2020, Z1 2019 17, consid. 5.4.1 f.

  7. Les conclusions peuvent être traduites et résumées de la manière suivante : «l’association et le président concluent à ce que l’internaute soit condamnée, sous la menace de l’art. 292 CP, à retirer de sa page Facebook dans un délai de 10 jours dès l’entrée en force du jugement, les contenus suivants : le président est une personne ayant une attitude antisémite et xénophobe claire et manifeste et il est un nazi ainsi que l’association propage la haine».

  8. «Ausgehen durfte das Obergericht zugunsten der Beschwerdeführer immerhin davon, dass sie je für sich als einfache Streitgenossen gegen die Beschwerdegegnerin haben klagen wollen».

  9. Voir à notre connaissance le seul arrêt: TF, 06.05.15, 5A_658/2014, consid. 4.2.

  10. Arrêt de la CourEDH du 4 décembre 2018, Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, no 11257/16, commenté par Fountoulakis/Francey, Quand le duc n’est pas un vrai duc et que la «folie des truites» fait le buzz, medialex 01/2019, 1er octobre 2019, n° 77 ss.

  11. Fountoulakis/Francey, Quand le duc n’est pas un vrai duc et que la «folie des truites» fait le buzz, medialex 01/2019, 1er octobre 2019, n° 88 s.

  12. Dans ce sens : Steinauer/Fountoulakis, Personnes physiques et protection de l’adulte, Berne 2014, no 580. Pour un autre courant doctrinal, admettre le risque de réitération sur la base de la seule contestation de l’illicéité rendrait peu attrayant l’invocation des motifs justificatifs de l’art. 28 al. 2 CC, puisque, si le tribunal donne tort à l’auteur de l’atteinte, celui-ci succombera également lors de l’action en prévention de l’atteinte : Meili, in: Geiser/Fountoulakis (éd.), Basler Kommentar Zivilgesetzbuch I, 6ème éd., Bâle 2018, ad  art. 28a n° 2 (cité: BSK ZGB I-auteur).

  13. Cf., parmi d’autres, BSK ZGB I-Meili, ad art. 28a n° 15 et n° 21: «[reparatorische Klagen] kombiniert mit negatorischen Klagen oder selbständig erhoben»; Hausheer/Aebi-Müller, Das Personenrecht des Schweizerischen Zivilgesetzbuches, 5ème éd., Berne 2020, n° 14.43: «Das bedeutet, dass [die in Art. 28a Abs. 3 vorbehaltenen] Begehren anstelle der oder gehäuft mit den spezifisch persönlichkeitsrechtlichen Klagen von Art. 28a Abs. 1 und 2 ZGB angebracht werden können.» (mises en évidence originales).

  14. Cf. BSK ZGB I-Meili, ad art 28a n° 20 et réf. citées.

  15. CJ GE, arrêt du 14 janvier 2020, ACJC/117/2020.
  16. CourEDH, 07.12.12, von Hannover c. Allemagne n° 2 (40660/08 et 60641/08).

  17. Cf. CourEDH, 07.02.17, Pihl c. Suède (n° 74742/14); CourEDH, 19.09.17, Tamiz c. Royaume-Uni (n° 3877/14); CourEDH, 02.02.16, MTE-Index c. Index (n° 22947/13); CourEDH, 16.06.15, Delfi c. Estonie (n° 64569/09). Sur ces arrêts, voir notamment: Fountoulakis/Francey, D’un médecin sado-­maso, d’un escroc, d’un crétin et d’autres personnages, Medialex 2018, p. 94 ss, n° 48 ss.

  18. Sur ces critères, voir l’arrêt Zu Guttenberg c. Allemagne et la note de bas de page 16. Il s’agit ainsi de la contribution de la publication incriminée à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, son comportement antérieur vis-à-vis des médias ainsi que le contenu, la forme et les répercussions de la publication dans le cas concret et, cas échéant, les circonstances de la prise des photos ou des vidéos.

  19. CourEDH, 08.11.16, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, par. 168.

  20. Cf. n° 28 sur l’arrêt TF, 5A_801/2018 du 30.04.19, consid. 9.3.3.

  21. Avis du Préposé à la protection des données et à la transparence des cantons de Jura et Neuchâtel du 9 avril 2015 (2015.0952), disponible sous : https://www.ppdt-june.ch/fr/Activites/Avis/Protection-des-donnees/2015/Prises-de-vue-de-policiers-Copwatching-20150952.html.

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