Un journaliste acquitté d’insoumission à une décision de l’autorité

U

Arrêt du Tribunal fédéral 6B_601/2020
du 6 janvier 2021

Bertrand Perrin, professeur, Université de Fribourg

Zusammenfassung: Art. 70 Abs. 3 StPO erlaubt es, die Verbreitung von Informationen, die ein Gerichtsberichterstatter aus einem Verfahren publizieren darf, einzuschränken. Hält er sich nicht daran, kann er von der Verhandlung ausgeschlossen werden. Die auf diese Bestimmung gestützte richterliche Verfügung kann mit der Androhung der Straffolgen gemäss Art. 292 StGB verknüpft werden. Im vorliegenden Fall wurde ein Journalist in zweiter Instanz verurteilt, weil er die Tatsache, dass ein Kind Zeuge zweier von seinem Vater begangener Morde war, öffentlich gemacht hatte, nachdem das urteilende Gericht dies unter Sanktionsandrohung nach Art. 292 StGB verboten hatte. Die Verurteilung des Journalisten auf der Grundlage dieses Artikels verletzte seine Meinungsfreiheit und die Medienfreiheit. Das Gebot der Eignung eines Eingriffs in Grundrechte, ein Bestandteil des Grundsatzes der Verhältnismässigkeit, war nicht beachtet worden: Die Anwesenheit des Kindes am Tatort war von den Medien, für die der Journalist arbeitete, schon vor der Anklageerhebung veröffentlicht worden. Folglich konnte die vom Gericht verfügte Einschränkung gar nicht mehr verhindern, dass die Öffentlichkeit von diesem Umstand Kenntnis nahm. Das Bundesgericht wies deshalb die Sache zur Freisprechung des Journalisten an die Vorinstanz zurück.

Résumé: L’art. 70 al. 3 CPP permet d’imposer à un chroniqueur judiciaire des limites quant aux informations qu’il souhaite communiquer au public. S’il ne les respecte pas, il peut même être exclu des débats. L’injonction du tribunal fondée sur cette disposition est une décision d’instruction qui peut être attaquée avec la décision finale. Les conditions imposées sur cette base peuvent se voir assorties de la commination prévue à l’art. 292 CP. En l’espèce, un journaliste a été condamné pour insoumission à une décision de l’autorité en seconde instance cantonale, pour avoir rendu public le fait qu’un enfant avait été le témoin de deux assassinats commis par son père, après s’être vu adresser par le tribunal la commination au sens de l’art. 292 CP. La condamnation du journaliste basée sur cet article portait atteinte à sa liberté d’expression et à celle des médias. La règle de l’aptitude, composante du principe de la proportionnalité, n’a pas été respectée : la présence de l’enfant sur les lieux des homicides avait été publiée par le média, pour lequel travaille le journaliste, avant que la commination ne soit formulée. Par conséquent, la condition énoncée par le tribunal ne pouvait plus empêcher la connaissance, par le public, de cette circonstance. Renvoi de la cause à l’autorité précédente pour acquittement du journaliste.

Annotations

I. État de fait

1

Le 7 avril 2020, A, journaliste, a été condamné à une amende de 2’500 francs pour insoumission à une décision de l’autorité par la Cour pénale du Tribunal cantonal neuchâtelois, alors qu’il avait été acquitté en première instance. Le 6 janvier 2021, le Tribunal fédéral a admis le recours du journaliste, annulé le prononcé cantonal et renvoyé la cause à l’autorité cantonale pour nouvelle décision.

2

A avait assisté aux débats qui s’étaient tenus devant un tribunal criminel (tribunal de première instance) dans une affaire de double homicide intentionnel. Le prévenu avait tué son ex-compagne, ainsi que l’ami intime de cette dernière. L’un des enfants mineurs du prévenu et de son ex-compagne était présent au moment des faits. Selon sa curatrice, cette circonstance devait demeurer inconnue du grand public, raison pour laquelle elle avait requis le huis clos total. Le tribunal ordonna un huis clos partiel, autorisant la présence des seuls journalistes.

3

Les étapes pertinentes pour comprendre l’enjeu de la procédure ont été les suivantes :

  • À l’ouverture des débats, la présidente du tribunal criminel a demandé aux journalistes présents, dont A, de ne pas divulguer d’informations relatives aux enfants. Le tribunal ne souhaitait en particulier pas que le public sache ce que les enfants avaient vu en lien avec les faits de la cause.
  • L’édition en ligne du journal pour lequel A travaille a publié, pendant l’audition du prévenu, un article résumant les faits de la procédure, précisant que le prévenu se serait rendu compte qu’un enfant avait été témoin de la tuerie.
  • La curatrice de l’enfant a eu connaissance de l’article dans les minutes qui ont suivi sa publication et a demandé de nouveau un huis clos total. Le tribunal s’est retiré pour délibérer, puis a rendu oralement une décision (injonction), avec mention au procès-verbal, précisant qu’« il est interdit aux représentants des médias de faire état d’information rendant les enfants du prévenu et de la victime localisables et identifiables ou faisant état de ce qu’ils ont vu ou pas vu, subi ou pas subi, en lien avec les faits de la cause. Sous la menace de l’article 292 CP qui stipule : ‘Celui qui ne se sera pas conformé à une décision à lui signifiée sous la menace de la peine prévue au présent article, par une autorité ou un fonctionnaire compétents sera puni d’une amende’. Au surplus et en application de l’art. 63 CPP si une nouvelle violation de ce type-là devait se produire, le Tribunal expulsera la personne responsable »[1] (cons. B.f).
  • Pendant l’audience de l’après-midi, la curatrice a demandé, par courriel, au journal de A de retirer les mentions relatives à l’enfant de l’article publié en ligne, en rappelant la décision qui venait d’être prise par le tribunal. Le journal n’a pas obtempéré, mais a précisé qu’il avait renoncé à préciser le sexe et l’âge de l’enfant.
  • Ultérieurement, le journal a publié sur son site un article de A résumant de nouveau les faits de la procédure. L’article précisait : « Pour le Ministère public comme pour les avocats des parties civiles, G.___ [le prévenu] a agi par vengeance, haine et jalousie, ‘tel un monstre de froideur’. Sans même se soucier qu’un des enfants était témoin de la scène » (cons. B.h). Dans une interview accordée à une chaîne de radio, A a de nouveau évoqué la présence de l’enfant lors des homicides. Enfin, dans un article publié sur le site de son journal, il a encore indiqué qu’un enfant commun du prévenu et de son ex-compagne était présent sur les lieux des assassinats.
  • A a été condamné pour insoumission à une décision de l’autorité, pour avoir rendu public le fait que l’un des enfants du prévenu avait été le témoin des homicides commis, après s’être vu adresser par le tribunal criminel la commination au sens de l’art. 292 CP[2].

II. Le raisonnement suivi par le Tribunal fédéral

1. La validité de la décision (injonction) assortie de la menace
de l’art. 292 CP

4

L’art. 70 al. 1 let. a CPP permet au tribunal (pas à la direction de la procédure seule) de « restreindre partiellement la publicité de l’audience ou ordonner le huis clos si la sécurité publique et l’ordre public ou les intérêts dignes de protection d’une personne participant à la procédure, notamment ceux de la victime, l’exigent ». L’art. 70 al. 3 CPP prévoit que le huis clos peut n’être que partiel : « Le tribunal peut, à certaines conditions, autoriser les chroniqueurs judiciaires et d’autres personnes justifiant d’un intérêt légitime à assister à des débats à huis clos […] ». Cette disposition constitue en principe une base légale suffisante pour exclure un chroniqueur judiciaire d’une audience (cons. 1.3).

5

Le Tribunal fédéral rappelle « le rôle important de pont (‘Brückenfunktion’) joué par les médias entre l’activité judiciaire et le grand public, et plus particulièrement la fonction de garde (‘Wächterrolle’), tenue par les chroniqueurs judiciaires, pour le contrôle par le public de l’activité judiciaire […] » (cons. 1.3). Il ajoute que, comme l’art. 70 al. 3 CPP permet, à certaines conditions, d’autoriser les chroniqueurs judiciaires à assister à une audience se déroulant à huis clos, cela signifie « que ceux-ci bénéficient d’une position plus favorable par rapport au grand public » (cons. 1.3).

6

La décision (injonction) orale du tribunal criminel était fondée sur l’art. 70 al. 1 et 3 CPP. Elle appartient à la catégorie des décisions d’instruction qui « ne doivent pas nécessairement être rédigées séparément ni être motivées ; elles sont consignées au procès-verbal et notifiées aux parties de manière appropriée » (art. 80 al. 3 CPP). Une telle décision ne peut pas faire l’objet d’un recours immédiat, mais doit être attaquée avec la décision finale (cons. 1.4.2).

7

Une question centrale était de savoir si l’art. 70 al. 3 CPP permet d’imposer à un chroniqueur judiciaire des limites quant aux informations qu’il souhaite communiquer au public ou, au contraire, si en l’absence d’un huis clos total, aucune restriction ne peut être exigée. Le Tribunal fédéral, par une interprétation littérale du texte légal qui retient la formulation « à certaines conditions », conclut que ces dernières peuvent être imposées à un chroniqueur, si elles sont proportionnées et visent à garantir des intérêts légitimes, tels que l’intégrité ou le développement des jeunes personnes. S’il ne s’y soumet pas, il peut même se voir exclu des débats (cons. 1.4.3).

8

L’étape suivante du raisonnement a consisté à examiner si les conditions imposées sur la base de l’art. 70 al. 3 CPP pouvaient se voir assorties de la commination prévue à l’art. 292 CP. En se fondant sur la doctrine majoritaire, le Tribunal fédéral a précisé que comme « les tribunaux peuvent prendre des décisions d’instruction fondées sur l’art. 70 al .1, respectivement al. 3 CPP, on ne voit pas ce qui empêcherait, sur le principe, ces autorités d’assortir les conditions fixées pour la participation aux débats – au sens de l’art. 70 al. 3 CPP – d’une commination fondée sur l’art. 292 CP […] » (cons. 1.4.4).

2. La condamnation du journaliste pour insoumission
à une décision de l’autorité

9

Après avoir critiqué en vain la décision litigieuse sous les différents angles formels que nous venons d’évoquer, le journaliste a contesté sa condamnation pour insoumission à une décision de l’autorité. Le Tribunal fédéral a souligné « qu’en présence d’une décision rendue par un juge pénal et contre laquelle un recours n’a pas été formé, le tribunal chargé d’appliquer l’art. 292 CP ne peut revoir librement la légalité de celle-ci […] » (cons. 2.2).

10

Le Tribunal fédéral a ensuite examiné si la condamnation du journaliste portait atteinte à sa liberté d’expression ou à celle des médias (cons. 2.4). La première est protégée par l’art. 10 CEDH. L’art. 16 Cst garantit les libertés d’opinion et d’information et l’art. 17 Cst celle des médias. La condamnation du journaliste basée sur l’art. 292 CP portait atteinte à sa liberté d’expression et à celle des médias (cons. 2.4.2). Les droits fondamentaux peuvent être restreints dans le respect des conditions posées par l’art. 36 Cst : base légale, protection d’un intérêt public ou d’un droit fondamental d’autrui et proportionnalité (cons. 2.4.1).

11

La restriction aux libertés fondamentales du journaliste reposait sur une base légale. L’art. 70 CPP permet de renoncer à la publicité des débats et, son alinéa 3, plus spécifiquement d’assortir sa présence de conditions en cas de huis clos (cons. 2.4.2).

12

La restriction imposée au journaliste poursuivait un but légitime. « En l’occurrence, la condition imposée par le tribunal criminel pour la présence des chroniqueurs judiciaires aux débats, ainsi que la commination fondée sur l’art. 292 CP, avait pour unique objectif d’éviter que les enfants du prévenu et de l’une des victimes – en particulier celui ayant assisté à la tuerie – fussent par la suite exposés à la curiosité morbide de camarades ou d’adultes désireux d’obtenir des détails relatifs au déroulement des événements » (cons. 2.4.3).

13

L’issue de l’arrêt du Tribunal fédéral s’est jouée dans l’analyse de la proportionnalité de la restriction apportée aux droits fondamentaux du journaliste[3]. La Cour pénale neuchâteloise, qui avait condamné le journaliste, a procédé à une mise en balance des intérêts en jeu. D’un côté, il existait pour elle un certain intérêt à indiquer dans une publication que l’un des enfants du prévenu était présent au moment des crimes, le tribunal criminel ayant en particulier pris en compte cet aspect dans la qualification juridique des faits. D’un autre côté, pour le tribunal cantonal neuchâtelois, « les informations dont la divulgation avait été proscrite n’étaient cependant pas fondamentales, au point que le public n’aurait pas pu comprendre – sans avoir connaissance de celles-ci – la qualification d’assassinat ainsi que la peine privative de liberté de 20 ans prononcée » (cons. 2.4.4.1). L’intérêt des enfants du prévenu au respect de leur vie privée et à être épargnés par la curiosité d’autrui était, selon le tribunal, prépondérant par rapport à celui de ne pas restreindre la liberté de la presse (cons. 2.4.4.1).

14

Le Tribunal fédéral a reconnu l’intérêt prépondérant de l’enfant, en soulignant « la faible valeur informative de l’élément dont la communication était proscrite, puisqu’il s’agissait tout au plus de faire part au public d’une circonstance scabreuse nullement décisive pour la condamnation du prévenu » (cons. 2.4.4.2). Il a toutefois considéré que la règle de l’aptitude, composante du principe de la proportionnalité, n’avait pas été respectée. C’est ce point-là qui a conduit à l’admission du recours. La mesure restrictive n’était plus apte à produire le résultat escompté. En effet, la présence de l’enfant sur les lieux des assassinats avait été publiée par le média, pour lequel travaille le journaliste, avant que la commination ne soit formulée. « Par conséquent, la condition énoncée par le tribunal criminel […] ne pouvait plus empêcher la connaissance, par le public, de cette circonstance […] » (cons. 2.4.4.2). Le Tribunal fédéral a donc conclu que la condamnation du journaliste représentait une restriction inadmissible de ses droits au regard de l’art. 36 Cst, ce qui impliquait un renvoi de la cause au tribunal cantonal neuchâtelois pour qu’il prononce son acquittement (cons. 2.4.4.2).

III. Commentaires

15

Un tribunal peut effectivement autoriser les chroniqueurs judiciaires – mais aussi les autres personnes justifiant d’un intérêt légitime, comme des étudiants en droit rédigeant un travail de recherche dont le thème correspond à l’objet du procès – à assister aux débats se déroulant à huis clos, en leur fixant des conditions à respecter. La loi s’interprète en premier lieu selon sa lettre. « Si le texte n’est pas absolument clair, si plusieurs interprétations sont possibles, il convient de rechercher quelle est la véritable portée de la norme […] »[4]. Les expressions utilisées à l’art. 70 al. 3 CPP dans les trois langues officielles ne souffrent d’aucune ambigüité (« à certaines conditions », « unter bestimmten Auflagen », « a determinate condizioni »). Un examen plus poussé de la disposition ne s’impose donc pas.

16

Si l’art. 70 al. 3 CPP permet au tribunal, en cas de huis clos, de fixer des conditions à la présence aux débats d’un chroniqueur judiciaire (ou d’une autre personne justifiant d’un intérêt légitime), celles-ci doivent en tous les cas être précises et proportionnées[5]. Selon Meili, des conditions pour protéger l’anonymat d’un participant à la procédure et, plus généralement, ses droits de la personnalité, sont envisageables, mais elles ne peuvent pas, par analogie avec l’art. 73 al. 2 CPP, contraindre les représentants des médias à garder le silence[6]. Pour lui, soit les conditions d’exclusion des médias sont réalisées, soit tel n’est pas le cas ; les autoriser à assister à l’audience tout en leur interdisant de faire leur reportage serait contradictoire et peu compatible avec les droits fondamentaux en matière de communication[7]. Contrairement à l’opinion majoritaire, il ajoute que l’art. 70 al. 3 CPP ne représente pas une base légale suffisante pour assortir le prononcé de la menace prévue à l’art. 292 CP, à la différence des art. 149 ss CPP, relatifs aux mesures de protection, dont il juge, par contre, le contenu suffisamment précis[8].

17a

La loi n’indique pas expressément quelles conditions peuvent être imposées sur la base de l’art. 70 al. 3 CPP. Une énumération légale exemplative, qui faciliterait l’interprétation, aurait été souhaitable. En l’état, il convient d’analyser la disposition en fonction de son but qui consiste à permettre aux chroniqueurs judiciaires d’assister malgré tout aux débats qui se déroulent à huis clos, tout en garantissant les intérêts dignes de protection des participants à la procédure (ou la sécurité publique et l’ordre public). Les conditions imposées ne peuvent correspondre qu’au respect d’une obligation d’abstention. Il ne saurait être question pour le tribunal d’imposer au journaliste un comportement actif, en lui dictant le contenu de ce qu’il doit dire ou écrire.

17b

Pour protéger les participants à la procédure, l’injonction peut-elle aller au-delà de l’obligation de respecter leur anonymat ? Le tribunal peut-il, plus largement, interdire de signaler tout élément factuel susceptible de porter atteinte à l’un de leurs droits de la personnalité, jugé supérieur à la liberté d’expression et des médias ? Notons qu’imposer l’anonymat représente déjà une obligation de garder le silence. Pour l’assurer, il faut en effet forcément exiger que des faits permettant d’identifier une personne ne soient pas divulgués. L’approche stricte aurait le mérite de clarifier la règle, tout en imposant une contrainte minimale aux journalistes[9]. Nous aurions une symétrie avec ce qui est prévu lorsque les débats sont publics. Dans ce cas, « la règle générale est que la chronique judiciaire doit revêtir une forme anonyme »[10]. Mais, rien ne permet de déduire que le législateur a voulu limiter les conditions à celle de l’anonymisation des participants[11]. Toutefois, l’injonction ne peut pas porter sur tout type de faits en lien avec la procédure. Ils doivent être susceptibles, concrètement, de porter atteinte à un droit de la personnalité d’un participant à la procédure (ou d’affecter la sécurité publique ou l’ordre public). En résumé, le prononcé doit répondre aux conditions suivantes : précision de l’injonction, proportionnalité et protection de la personnalité des participants à la procédure. En l’espèce, l’enfant du prévenu, en sa qualité de témoin, était un participant à la procédure et la révélation de sa présence sur les lieux des infractions pouvait s’avérer préjudiciable.

17c

La possibilité d’assortir l’injonction fondée sur l’art. 70 al. 3 CPP de la menace prévue à l’art. 292 CP doit être admise, conformément à l’avis exprimé par le Tribunal fédéral, fondé sur celui de la doctrine dominante. L’art. 292 CP vise à assurer le respect de toute « décision concrète de l’autorité, prise dans un cas particulier et à l’égard d’une personne déterminée, laquelle a pour objet de régler une situation juridique de manière contraignante »[12]. Nous avons vu que l’art. 70 al. 3 CPP permet de rendre une décision correspondant en tous points à cette définition.

18

A l’issue d’une pesée des intérêts, le Tribunal fédéral a considéré que celui de l’enfant devait prévaloir sur celui du journaliste, qui s’appuyait sur la liberté de la presse. Cette dernière représente un pilier fondamental de la démocratie, qui ne peut garantir sa pérennité et son effectivité qu’en assurant un équilibre entre les pouvoirs qui la gouvernent ou la contrôlent. Une sanction étatique contre un journaliste, dans l’exercice de son activité essentielle, ne doit être qu’une ultima ratio. La balance des intérêts constitue un exercice judiciaire raisonné et subtil. L’allégorie de la balance, symbolisant la difficile mais nécessaire recherche de l’équilibre, prend ici tout son sens. D’un côté, l’État ne peut porter atteinte à la liberté d’expression qu’avec beaucoup de retenue, dans le strict respect du principe de proportionnalité. De l’autre, il convenait, dans cette affaire, de protéger le mineur des possibles remarques perturbatrices de son entourage et en particulier de celles d’autres enfants, sachant à quel point ceux-ci peuvent parfois se montrer très incisifs dans les relations qu’ils entretiennent entre eux. Son développement était en jeu et cet aspect devait aussi sérieusement être pris en compte. Deux arguments au moins permettent d’admettre, selon nous, que la conclusion tirée par le Tribunal fédéral en faveur de l’intérêt de l’enfant était justifiée :

  • La présence de l’enfant sur les lieux des assassinats n’était pas un élément indispensable pour comprendre que son père avait agi avec une absence particulière de scrupules. Dans l’affaire qui nous occupe, selon le Tribunal fédéral, aucun autre média n’avait évoqué la présence de l’enfant sur les lieux du drame. D’autres éléments, pris en compte par le tribunal criminel, expliquaient aussi cette qualification. Il ne faut pas oublier non plus que le but du principe de la publicité des débats, fixé à l’art. 69 CPP – consacré aussi au niveau supérieur par l’art. 30 al. 3 Cst et l’art. 6 CEDH – consiste à permettre à la population de vérifier que la justice est rendue correctement et de se prémunir contre une « justice de cabinet »[13]. En cas de huis clos partiel, qui est une « restriction à la restriction » du principe de publicité[14], la surveillance de la justice est exercée que par le chroniqueur judiciaire. Ses lecteurs ou auditeurs n’ont pas besoin de connaître en détail absolument tous les aspects juridiques de la procédure.
  • Une formulation par voie de presse moins intrusive dans la vie privée de l’enfant était envisageable et souhaitable. « Il aurait été possible [pour le chroniqueur] de mentionner qu’aux événements principaux ressortant de l’accusation s’était ajouté un élément particulièrement dramatique, sur lequel les journalistes présents avaient été invités à garder le silence pour des raisons de protection de la personnalité d’une victime collatérale du drame » (cons. 2.4.4.1).
19

Le Tribunal fédéral a fait planer le doute sur l’issue du litige jusqu’aux dernières lignes de son arrêt. Avant l’ultime étape du développement, le rejet du recours semblait inéluctable. C’est finalement la règle de l’aptitude qui a sauvé le journaliste. Au moment où l’injonction a été prononcée, le public avait en effet déjà été informé de la présence de l’enfant sur les lieux du drame. Le Tribunal fédéral a considéré « que la condamnation […] n’était plus apte à atteindre le but légitime que le tribunal criminel avait cherché à atteindre ». L’une des fonctions de l’art. 292 CP consiste à exercer une pression sur le destinataire de la décision pour l’inciter à la respecter[15]. Mais, c’est avant tout l’injonction qui était inapte à atteindre le but visé. Le juge chargé d’appliquer l’art. 292 CP devrait pouvoir constater une telle inaptitude si elle est manifeste, comme c’était le cas dans cette affaire selon nous, et considérer que l’injonction n’est pas valable. Il ne s’agit pas de conclure que le juge pénal chargé d’appliquer l’art. 292 CP peut toujours revoir librement la légalité de la décision sous-jacente rendue par un autre juge pénal, mais d’admettre qu’il peut en tout cas examiner sa validité en cas de violation claire de la loi. Le Tribunal fédéral n’exclut d’ailleurs pas une telle interprétation, mais il a implicitement estimé que nous ne nous trouvions pas dans une telle situation (cons. 2.2), ce qui nous semble discutable. L’enjeu est toutefois ici théorique, car l’issue de la procédure n’aurait pas été changée.


 

Notes de bas de page:

  1. L’autorité investie de la direction de la procédure (direction de la procédure), dans le cadre de ses tâches de « police de l’audience » « peut adresser un avertissement aux personnes qui troublent le déroulement de la procédure ou enfreignent les règles de la bienséance. En cas de récidive, elle peut les priver de parole, les expulser de la salle d’audience […] » (art. 63 al. 2 CPP). Lorsque le tribunal est collégial, comme c’était le cas en l’espèce pour le tribunal criminel, c’est le président qui assume ce rôle de direction de la procédure (art. 61 let. c CPP).

  2. La décision (injonction) prévue par l’art. 292 CP doit être comminatoire, ce qui signifie « que le destinataire doit être informé qu’il s’expose à la peine prévue [par la disposition], qui doit être évoquée de façon précise s’il n’obtempère pas » (CR CP II-Bichovsky, N 13 ad art. 292).

  3. « Le principe de la proportionnalité […] exige qu’une mesure restrictive soit apte à produire les résultats escomptés (règle de l’aptitude) et que ceux-ci ne puissent pas être atteints par une mesure moins incisive (règle de la nécessité) ; en outre, il interdit toute limitation allant au-delà du but visé et il exige un rapport raisonnable entre celui-ci et les intérêts publics ou privés compromis (principe de la proportionnalité au sens étroit […]) » (cons. 2.4.1 et les références jurisprudentielles citées).

  4. ATF 138 IV 65 cons. 4.3.1, comme exemple d’une jurisprudence constante.

  5. CR CPP-Mahon/Jeannerat, N 13b ad art. 70.

  6. Meili Andreas, « Medien im Spannungsfeld zwischen Justizöffentlichkeit und Persönlichkeitsschutz », Medialex, 11/2016, N 30-31.

  7. Meili, op. cit., N 31.

  8. Meili, op. cit., N 32-33.

  9. En retenant cette approche, dans le cas d’espèce, il aurait fallu conclure que l’injonction adressée au journaliste n’était pas légale. En effet, il n’a pas divulgué d’informations permettant d’identifier l’enfant. Le raisonnement du Tribunal fédéral, prenant en compte les atteintes possibles aux droits de la personnalité de ce dernier, est implicitement fondé sur la prémisse que des éléments de l’affaire permettant d’établir un lien avec lui, comme l’identité de son père, étaient connus du public.

  10. CR CPP-Mahon/Jeannerat, N 12 ad art. 72.

  11. L’interprétation plus stricte fondée sur l’unique obligation d’anonymisation pourrait amener un tribunal à prononcer un huis clos total plutôt que partiel, estimant, dans un cas d’espèce, que cette condition n’est pas suffisante, alors que l’approche plus large aboutirait, dans la même situation, à la conclusion contraire. Or, une information limitée du public, dans le respect du principe de la proportionnalité, vaut probablement mieux qu’une absence totale d’information.

  12. CR CP II-Bichovsky, N 4 ad art. 292. Voir aussi le cons. 2.1 de l’arrêt commenté, ainsi que l’ATF 131 IV 32 cons. 3.

  13. CR CPP-Mahon/Jeannerat, N 8 ad art. 69.

  14. CR CPP-Mahon/Jeannerat, N 11 ad art. 70.

  15. CR CP II-Bichovsky, N 2 ad art. 292.

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