Quand l’acharnement médiatique entraine la remise du gain

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Aperçu de la jurisprudence fédérale, cantonale et internationale rendue durant l’année 2021 en matière de droit civil et de procédure civile en lien avec les médias

Julien Francey, avocat, docteur en droit*
Louis Wéry, MLaw, assistant et doctorant à la Chaire de droit civil I, Université de Fribourg**

Zusammenfassung: Im Jahr 2021 behandelte das Bundesgericht zahlreiche Fälle im Zusammenhang mit Persönlichkeitsverletzungen durch Medien. Die Themen waren vielfältig. Sie betreffen eine Geldaffäre in Genf, das Recht auf Gegendarstellung in einem Walliser Fall, das Verhältnis zwischen Art. 28 ZGB und UWG, Kritik an der Arbeitsweise einer Kindes- und Erwachsenenschutzbehörde im Kanton St. Gallen, eine Sendung, die sich mit Tierquälerei befasst, sowie die Unterstützung einer Sekte. Was die Urteile der kantonalen Gerichte betrifft, so diskutiert ein Urteil aus dem Kanton Waadt das Verhältnis zwischen einer Beweisanordnung und vorsorglichen Massnahmen, ein Zürcher Fall behandelt ein Recht auf Gegendarstellung eines Mediums gegen ein anderes Medium, und das Zuger Kantonsgericht kommt auf den Fall Spiess-Hegglin zurück, diesmal mit Hinweisen zur Berechnung des abzuschöpfenden Gewinnes. Schliesslich sei ein Urteil des EuGH erwähnt, das sich mit der internationalen Zuständigkeit bei Verletzungen durch die Medien befasst.

Résumé: En 2021, la Tribunal fédéral a traité de nombreuses affaires en matière d’atteintes à la personnalité par des médias. Les sujets étaient divers et variés: une affaire de soutien financier à Genève, un droit de réponse dans une affaire valaisanne, le rapport entre la LCD et l’art. 28 CC, la critique du fonctionnement d’une autorité de protection de l’adulte et de l’enfant dans le canton de St-Gall, une émission qui s’intéresse à la cruauté envers les animaux et le soutien à une secte. S’agissant des arrêts rendus par les tribunaux cantonaux, un arrêt vaudois discute le rapport entre une ordonnance de preuve et les mesures provisionnelles, une affaire zurichoise traite un droit de réponse d’un média contre un autre média et le Tribunal cantonal zougois revient dans l’affaire Spiess-Hegglin avec des indications sur le calcul de la remise du gain. Enfin, nous mentionnerons brièvement un arrêt de la CJUE qui concerne la compétence internationale en matière d’atteintes par les médias.

I. Introduction

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La chronique présente et discute les arrêts importants rendus par le Tribunal fédéral en la matière au cours de l’année précédente. Elle tient également compte d’une sélection d’arrêts cantonaux ainsi que d’un arrêt de la CJUE.

II. Arrêts fédéraux

1. Parfum de corruption : suite et fin
(TF, 5A_612/2019 du 10 septembre 2021)

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L’affaire se situe à Genève en 2015, dans le contexte du financement de la rénovation et de l’agrandissement du Musée d’art et d’histoire qui a finalement été refusé dans un vote populaire. A l’approche de la votation, un quotidien publie un article dans lequel il présente le passé de F. (mentionné par son nom complet), un homme d’affaires dont la fortune est estimée à quelque 2.15 milliards. Moyennant sa fondation, F. propose d’apporter plus d’un tiers des coûts de la rénovation du musée en contrepartie de l’accueil et l’entretien pour une durée de 99 ans, par le musée, d’une partie de sa collection d’art.

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L’article litigieux portait le titre « F. (nommé) : mécène en eaux troubles ». La Cour de Justice (arrêt ACJC/915/2019 du 18 juin 2019[1]) a considéré que cet article violait la personnalité de F. Saisi par le média, le Tribunal fédéral confirme l’arrêt de l’instance précédente.

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Après avoir exposé les principes généraux en matière d’atteintes à la personnalité par des médias, le Tribunal fédéral rappelle qu’en cas de suspicion d’actes délictueux (ou lorsque le média rapporte que certaines personnes pensent que l’intéressé a commis un acte illicite), la formulation de l’article doit faire comprendre avec suffisamment de clarté pour le lecteur moyen qu’il s’agit uniquement d’un soupçon ou d’une supposition afin de garantir la présomption d’innocence. A ce sujet, le Tribunal fédéral relève que la première impression laissée par les titres, les sous-titres et les légendes des images est généralement déterminante, car les lecteurs ne lisent pas toujours un texte fouillé dans les détails.

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Dans le cas présent, l’article ne remplit par ces principes, même si le journaliste pouvait légitimement s’interroger sur l’origine de la fortune de F. et décortiquer son passé en raison de l’intérêt public de l’affaire. Le titre de l’article (mécène en eaux troubles) présente d’emblée F. sous une image négative. De plus, la légende de l’image qui indique « F. a été plusieurs fois soupçonné, mais jamais condamné » laisse entendre objectivement que F. a fait l’objet de plusieurs enquêtes pénales, alors que cela est erroné.

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Cette première impression négative de F. est ensuite confirmée tout au long de l’article, notamment par le biais de l’utilisation de l’indicatif qui marque une forme affirmative, alors que le journaliste aurait pu utiliser le conditionnel afin d’exprimer l’hypothèse et le doute. Diverses tournures de phrases soulignent que la corruption n’est pas qu’une hypothèse : « F. navigue en eaux troubles », « il sort son chéquier pour bâtir des routes », « il arrose les communautés en projet de développement », « il s’attire la sympathie des autorités locales et de la population », etc. Le champ lexical utilisé rabaisse également F. : « flibustier », soit un brigand, un voleur ou un homme malhonnête, « mécène en eaux troubles », « profiteur », « affameur » ou encore « acheteur d’art compulsif ». Même les éléments censés aider le média se retournent contre lui : la phrase expliquant que F. « et ses sociétés n’ont jamais vu la moindre condamnation venir entacher leur réputation » est accompagnée d’une note de bas de page qui précise que « la corruption active d’agent public n’est devenue un délit pénal en Suisse qu’en 1999 ». Contrairement à l’avis du média, cette note n’est pas purement informative, mais veut faire passer le message au lecteur moyen que si le délit de corruption avait été en vigueur plus tôt, F. aurait été condamné.

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En résumé, le Tribunal fédéral retient que les soupçons ne sont manifestement pas présentés comme tels et que le journaliste a enlevé tout crédit à F.

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Le raisonnement convainc au regard des différents éléments soulevés et qui n’avaient pas tous été mis en avant par l’instance précédente. Le Tribunal fédéral est par contre plus sévère dans son appréciation que la Cour de Justice. : il précise que l’article litigieux avait pour but de rabaisser F. et de lui enlever tout crédit. Or, la Cour de Justice a (uniquement) retenu que l’article incriminé était de nature à faire fortement douter le lecteur moyen et non averti de la probité morale et du sens éthique de F. Le Tribunal fédéral ne ménage ainsi pas le média.

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Le Tribunal fédéral ne suit pas non plus l’avis du média qui s’en prenait à la légitimation active de la fondation de F. : même si aucune référence n’était faite à la fondation dans l’article litigieux, cela ne suffit pas, in casu, pour exclure la qualité de lésé à la fondation. En effet, une personne peut être atteinte dans sa personnalité même sans être nommée dans un article de presse s’il ne fait aucun doute que l’article se rapporte (aussi) à elle (Steinauer/Fountoulakis, Personnes physiques et protection de l’adulte, Berne 2014, no 624c). Or, dans le cas présent, le lecteur moyen fait indubitablement le lien entre F. et sa fondation éponyme, surtout que l’article s’inscrivait dans le débat public concernant le financement du Musée d’art et d’histoire par la fondation de F. et s’interrogeait sur l’origine de la fortune de F. (JF)


2. La correction d’un droit de réponse par le juge
(TF, 5A_375/2019 du 27 août 2021)

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Dans un arrêt concernant une affaire très médiatisée en Valais, A. conteste notamment les modifications de son droit de réponse effectuées par la Cour cantonale. En effet, celle-ci a estimé que la publication tel quel du droit de réponse requis ne laissait pas comprendre que le texte était le reflet de l’expression du recourant (et non du média). La Cour cantonale a donc modifié la forme du texte (remplacer « il » par « je ») et introduit le nom de A. au bas de l’article en guise de signature. De même, elle avait corrigé une faute d’orthographe.

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Le Tribunal fédéral rappelle que le juge peut modifier le texte de la réponse pour le préciser. Les suppressions, les modifications et les adjonctions ne sont toutefois admissibles que si elles n’étendent pas le sens de la réponse initialement soumise à l’entreprise de médias. Il doit s’agir de modifications rédactionnelles de peu d’importance. Dans le cas présent, la Cour cantonale a respecté ces principes ; les modifications n’étendaient pas le sens de la réponse requise et il convenait de modifier la forme du texte afin de faire clairement comprendre au lecteur que la réponse ne provenait pas du média lui-même, mais du recourant.

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Contrairement à l’avis de ce dernier, la Cour cantonale pouvait également ordonner la publication du droit de réponse modifié, sans obtenir son consentement au préalable. Si une partie de la doctrine s’est prononcée en faveur d’une consultation obligatoire de la personne concernée avant l’adaptation du projet de réponse par le juge, le Tribunal fédéral s’écarte de cette appréciation. En effet, il considère qu’il existe une acceptation tacite en faveur de la modification du projet, car la personne concernée préférera une publication de son projet modifié par le juge à un rejet intégral de sa demande. Dès lors, c’est à juste titre que la Cour cantonale a renoncé à consulter A. avant de rendre son jugement.

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Dans ce long jugement, qui, au final, ne présente pas beaucoup d’intérêt d’un point de vue juridique à part la question de la modification de la réponse par le juge, le Tribunal fédéral a dû traiter 20 conclusions de A. qui agissait sans avocat. Le Tribunal fédéral n’est pas entré pas en matière sur plusieurs conclusions.

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S’agissant de la question de savoir si le requérant doit consentir aux modifications mineures apportées par le juge pour que la réponse satisfasse pleinement aux conditions de l’art. 28g CC, la question faisait débat dans la doctrine et la jurisprudence cantonale était disparate (voir pour les différentes positions : Constantin, Le droit de réponse en ligne, 2019, n. 1491 ss.). Nous avions d’ailleurs déjà commenté un arrêt fribourgeois abordant cette problématique (Fountoulakis/Francey: Aperçu de la jurisprudence rendue durant l’année 2018 en matière de droit civil et de procédure civile en lien avec les médias, medialex 01/2019, n. 36 ss). Dans la présente affaire, le Tribunal fédéral a ainsi eu l’occasion de trancher la question et de clarifier la portée de sa jurisprudence antérieure (ATF 117 II 1) : la modification n’a pas besoin d’être soumise au requérant (de cet avis également: Constantin, Le droit de réponse en ligne, 2019, n. 1493 ; Fountoulakis/Francey: Aperçu de la jurisprudence rendue durant l’année 2018 en matière de droit civil et de procédure civile en lien avec les médias, medialex 01/2019, n. 41). Cet arrêt n’est toutefois pas destiné à publication aux ATF. (JF)


3. Le privilège des médias ne peut pas être invoqué comme motif justificatif lors d’une violation de la LCD
(TF, 5A _83/2021 du 12 novembre 2021)

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Une association édite un journal publié à 42’000 exemplaires et s’en prend à une société qui vend des produits pour animaux. Elle indique notamment que son logo ne devrait pas être « aus Liebe zum Tier », mais « aus Liebe zum Profit », littéralement « par amour du profit » à la place de « par amour des animaux ».

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Après avoir obtenu des mesures provisionnelles interdisant à l’association de publier ces mots, la société dépose son action au fond et obtient gain de cause devant le Handelsgericht du canton de Zurich qui se base à la fois sur l’art. 28 CC et sur l’art. 3 al. 1 lit. a LCD. L’association recourt au Tribunal fédéral en contestant l’absence de motifs justificatifs fondés sur la liberté des médias et sur l’intérêt public prépondérant.

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Toutefois, le Tribunal fédéral relève que l’association ne s’en prend pas à l’appréciation de la Cour cantonale concernant la violation de la LCD et se limite à contester sa condamnation sous l’angle des droits de la personnalité de l’art. 28 CC en invoquant des motifs justificatifs. Or, en cas de double motivation par l’instance précédente, le recourant doit s’en prendre à chaque argument, sous peine d’irrecevabilité. Si l’art. 28 CC et l’art. 3 LCD ont de nombreux points communs et qu’ils peuvent être invoqués cumulativement, ils se distinguent néanmoins de manière importante en lien avec les motifs justificatifs. En effet, même si on peut s’inspirer des motifs justificatifs de l’art. 28 al. 2 CC dans les atteintes à la LCD, l’intérêt public ou le privilège des médias ne joue aucun rôle (ou alors un rôle très faible) dans la justification d’un dénigrement déloyal. Par conséquent et faute d’avoir attaqué les deux pans de la décision cantonale qui ne se recoupent pas, le recours de l’association est déclaré irrecevable.

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Dans le cas concret, le Tribunal fédéral a manqué une occasion de développer le rapport entre les motifs justificatifs de l’art. 28 CC et ceux qui pourraient être invoqués en lien avec une violation de l’art. 3 al. 1 lit. a LCD. En effet, la situation juridique n’est pas claire. D’ailleurs, dans son arrêt, le Tribunal fédéral n’est pas aussi catégorique que l’issue de son jugement. Dans un premier temps, il indique que les prétentions de l’art. 28 CC se distinguent clairement de celles de la LCD en lien avec les motifs justificatifs (« [unterscheiden] sich mit Bezug auf Rechtfertigungsgründe wesentlich »). Cependant, il nuance rapidement ses propos en relevant que les règles sur les motifs justificatifs contenus à l’art. 28 al. 2 CC peuvent cependant être reprises (« herangezogen werden ») dans l’application de la LCD. On ne sait donc plus vraiment pourquoi les règles de la LCD se distinguent clairement de l’art. 28 CC à ce propos. Le Tribunal fédéral enchaîne ensuite en retenant sans véritable argumentation que l’intérêt public ou le privilège des médias ne jouent aucun rôle dans la justification d’un dénigrement déloyal, mais relativise immédiatement en précisant « ou alors un rôle très subsidiaire » (« eine nur ganz untergeordnete Rolle »).

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A notre avis, le raisonnement du Tribunal fédéral aurait pu être plus clair et exposer de manière détaillée le rôle des motifs justificatifs dans la LCD. On comprend que le recourant ne s’en est pris qu’à un seul aspect de la décision du Handelsgericht, ce qui n’est pas suffisant. Toutefois, cela ne vaut que si les motivations de l’instance précédente sont (entièrement) alternatives. Or, de deux choses l’une : soit les motifs justificatifs n’ont aucun rôle à jouer dans l’admission d’une atteinte à la LCD et le raisonnement du Tribunal fédéral est convaincant, soit les motifs justificatifs ont un rôle à jouer (indépendamment de l’importance de ce rôle) et le Tribunal fédéral aurait dû entrer en matière sur le recours de l’association pour examiner l’existence d’un motif justificatif en lien avec l’art. 28 CC et en lien avec l’art. 3 LCD. En ne tranchant pas clairement la question du rôle des motifs justificatifs dans la LCD et en admettant qu’ils puissent avoir « eine ganz untergeordnete Rolle » selon l’expression même du Tribunal fédéral, ce dernier aurait dû traiter le recours. Cela ne signifie pas encore que l’article de l’association fût licite. En effet, il aurait alors fallu peser les intérêts en présence et tenir compte de l’ensemble des circonstances du cas concret.(JF)


4. Deux rédacteurs qui mettent en exergue les dysfonctionnements d’une autorité à travers une campagne médiatique d’ampleur se rendent coupables d’atteinte à l’honneur (TF, 5A_758/2020 du 3 août 2021)

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L’«Obersee Nachrichten» (abrégé «ON») est un hebdomadaire distribué dans tous les ménages d’une grande partie de la région «See-Gaster» dans le canton de Saint-Gall; le tirage dépasse 60’000 exemplaires. Le journal dispose d’une page internet et d’une page Facebook qui reprend les articles publiés.

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De la fin du mois de septembre 2014 au début du mois d’août 2016, l’ON publie à travers 50 éditions plus de 130 contributions en rapport avec l’autorité de protection de l’adulte et de l’enfant de la commune de Linth et son président. Un dossier «KESB[2] Linth» est créé sur le site web de ON ainsi qu’un dossier séparé intitulé «KESB». Les publications traitent notamment de différents cas devant l’autorité, tirent des conclusions et discutent les rapports entre les divers acteurs du système régional de protection sociale, souvent sur un ton méprisant. Ainsi, des affirmations comme «folie sociale», «la KESB a kidnappé mon petit-fils», «Verdingkinder», «organisation hautement criminelle», «dictature prime droits de l’homme», «droits de l’enfant bafoués», «la KESB oblige la mère à arrêter d’allaiter», «guerre psychologique», «autorité perçue comme terroriste» s’y trouvent. Le président de l’autorité est qualifié de «tyran» sans «intégrité éthique» et aurait dit à un citoyen qu’il allait le faire «interner en psychiatrie». Les citations font 21 pages dans l’arrêt du Tribunal cantonal. Ces expressions se trouvent tant dans le texte rédactionnel – soit en étant celles utilisées par le journaliste soit en étant des citations de personnes interviewées par le journal – que dans les commentaires que laissent les lecteurs de l’hebdomadaire.

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Le président de l’autorité ainsi que la ville Rapperswil-Jona ouvrent action pour atteinte à leur personnalité. Le Tribunal cantonal de Saint-Gall a tranché en faveur du président de l’APEA et de la ville de Rapperswil-Jona. Selon l’instance cantonale, le journal ON, son rédacteur-en-chef et son rédacteur ont orchestré une véritable campagne médiatique qui a porté atteinte de manière illicite à l’honneur du président de l’APEA et de la ville de Rapperswil-Jona, intimés dans la présente procédure[3].

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Le rédacteur-en-chef ainsi que le rédacteur, qui ne sont aujourd’hui plus employés par le journal ON, recourent contre la décision cantonale. Le premier point discuté par le Tribunal fédéral dans sa décision est la légitimation active de la ville de Rapperswil-Jona dans la procédure. Selon les recourants, la Ville de Rapperswil-Jona ne peut pas bénéficier de la légitimation active, car cela reviendrait à protéger l’État contre les critiques. Le Tribunal fédéral réplique que la raison pour laquelle il faut admettre la légitimation active est précisément parce que la Ville de Rapperswil-Jona peut faire l’objet de critiques. Cette entité publique doit donc pouvoir protéger son honneur lorsque cela est nécessaire grâce aux articles 28 ss CC. Sur ce premier point, le Tribunal fédéral confirme l’approche du Tribunal cantonal.

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Le Tribunal cantonal a considéré qu’une atteinte subsistait à l’encontre du directeur de l’APEA et de la ville de Rapperswil-Jona. Cette conclusion du jugement cantonal n’est pas confirmée par le Tribunal fédéral, car elle reposait sur une jurisprudence dépassée. Selon la jurisprudence actuelle, deux conditions doivent être réunies pour que le trouble subsiste au sens de l’art. 28 al. 1 ch. 2 CC : les tiers doivent avoir connaissance de l’atteinte, soit conserver une impression erronée ou préjudiciable, et la déclaration ou le support qui contient l’atteinte doit subsister. En l’espèce, les articles litigieux ont été effacés des archives du journal ON. L’existence de « techniques d’archivage d’internet » qui permettraient de retrouvent les articles litigieux n’est pas suffisante pour considérer que l’atteinte subsiste (confirmation de l’arrêt 5A_247/2020). En d’autres termes, il ne suffit pas d’affirmer que la publication peut être trouvée en ligne, il faut que sa diffusion se poursuivre.

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En ce qui concerne l’imminence d’une atteinte future au sens de l’art. 28a al. 1 ch. 1 CC, accordée aux intimés Tribunal cantonal, le Tribunal fédéral rappelle l’analyse, en deux étapes, qui doit être faite par les tribunaux. Le tribunal doit premièrement déterminer s’il existe un intérêt suffisant à accorder l’action au regard des faits. L’intérêt suffisant existe lorsque le comportement du ou des défendeurs fait craindre une violation future. S’agissant d’une supposition, la preuve à apporter par le demandeur est facilitée (ATF 97 II 97). Puis, dans une seconde étape, le tribunal évalue le degré d’imminence de l’atteinte en établissant un pronostic fondé sur une connaissance précise du cas. S’agissant de cette seconde étape, le Tribunal fédéral n’intervient uniquement si le pronostic établi par l’instance précédente repose sur des hypothèses et des réflexions étrangères à la situation (arrêt 5A_309/2013 du 4 novembre 2013 c. 5.3.2, in : sic ! 2014 p. 78).

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Au vu des divers éléments retenus en deuxième instance (les recourants ont repris une activité journalistique sur une nouvelle plateforme d’informations, ont fait, postérieurement à l’affaire, des déclarations comparables à celles ayant fait l’objet de l’action en justice, ont nié, tant sur leur nouvelle plateforme, dans d’autres journaux et dans leurs requêtes en appel, que leurs publications litigieuses étaient constitutives d’atteintes illicites), et considérant qu’ils ne reposent pas sur des hypothèses étrangères à l’affaire, le Tribunal fédéral confirme la décision cantonale sur ce point.

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Pour ce qui est de la précision avec laquelle doit être décrit le comportement susceptible de causer une atteinte imminente, le Tribunal cantonal avait accepté que les formulations « par analogie » soient comprises par l’interdiction. En d’autres termes, l’interdiction ne doit pas mentionner précisément chacune des formulations ; le renvoi à des formulations « par analogie » est suffisant. Tout en confirmant l’approche du Tribunal cantonal, le Tribunal fédéral rappelle cependant qu’une interdiction ne peut pas porter sur des termes généraux sujets à appréciation tels que « contraire au mariage », « contraire à l’honneur » ou des concepts juridiques larges comme « actes illicites » ou « boycott ».

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Le Tribunal fédéral réfute ensuite l’argument des recourants qui se prévalent de la mission d’information de la presse et confirme ainsi par la même occasion le jugement cantonal sur ce point.

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L’arrêt se poursuit par une analyse détaillée de chacune des atteintes alléguées par les demandeurs dans leur action en cessation du trouble. À nouveau, le Tribunal fédéral confirme la décision cantonale qui avait admis dix des vingt-cinq atteintes alléguées. En ce qui concerne les affaires passées de la KESB Linth, soit celles qui sont à l’origine de l’action en justice, elles ne peuvent plus être évoquées par le rédacteur-en-chef et le rédacteur du journal ON. En effet, il existe, pour ces affaires, une raison objective de traiter différemment le réacteur-en-chef et le rédacteur du journal ON des autres journalistes. Au contraire, en ce qui concerne les affaires qui se sont déroulées après l’action en justice, il n’existe pas de raison objective permettant d’empêcher les recourants d’en rendre compte librement et dans la même mesure que les autres journalistes.

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Enfin, le Tribunal fédéral tranche la question du tort moral. Les juges cantonaux avaient accordé un tort moral au vu de la virulence du contenu des atteintes (reproches et insultes injustifiées), du temps sur lequel elles s’étaient étalées (plus de deux ans) et de leurs intensités (innombrables articles de journaux, lettres de lecteurs et commentaires sur Facebook) tout en pondérant leur jugement par d’autres éléments (licenciement des journalistes fautifs et suppression des articles et commentaires litigieux). La décision cantonale est confirmée encore une fois sur ce point.

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L’arrêt est enrichissant, car le Tribunal fédéral fait preuve d’une certaine pédagogie en reprenant chacun des chiffres de l’art. 28 al. 1 CC et en rappelant la jurisprudence qui y est associée. L’argument que les recourants développent dans le second considérant est intéressant à relever dès lors qu’il est antinomique. Ces derniers ont avancé dans leur recours qu’accorder la légitimation active à la Ville de Rapperswil-Jona reviendrait à protéger l’État contre les critiques et menacerait alors l’État de droit. Pourtant, c’est bien l’inverse qui se produit lorsque les tribunaux permettent à une collectivité publique d’être admise dans une telle procédure. En effet, le fait qu’une collectivité publique puisse bénéficier de la légitimation active et, par voie de conséquence, plaider une atteinte à son honneur permet qu’un tribunal détermine la licéité ou l’illicéité d’une atteinte en matière de protection de la personnalité à l’égard des médias. Sans un tel jugement de valeur des tribunaux, nous assisterions plutôt à une autocensure de la part des médias, propre, cette fois-ci, à menacer l’État de droit.

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Par ailleurs, tant dans la présente décision que celle citée (5A_247/2020), le Tribunal fédéral, ne cherche pas à connaître ce qui se cache derrière l’expression « des méthodes d’archivage de l’internet ». Il s’agit en fait du site archives.org. Ce site gratuit permet de retrouver le contenu de pages internet plusieurs années après qu’elles aient été effacées. Pour autant que l’on connaisse l’adresse du site internet du journal ainsi que l’année de publication, il n’est pas aussi compliqué que le pense le TF de retrouver un article de presse. Néanmoins, la décision du TF semble cohérente sur ce point. Considérer l’inverse conduirait à ce que chaque atteinte ayant pour support une page internet subsiste ad vitam aeternam.

33

En conclusion, cette décision du TF est le point final d’une longue affaire médiatique et judiciaire. L’ON a voulu feuilletonner sur les dysfonctionnements de l’APEA de Linth., soit étaler sur plusieurs numéros l’affaire afin de tenir en haleine les lecteurs et (juste au passage) pérenniser son activité. Au vu des faits décrits dans le jugement cantonal et repris par le jugement du Tribunal fédéral, les rédacteurs du journal ont fait plus que de se prendre au jeu : ils ont déployé une campagne médiatique d’ampleur composée d’innombrables articles de journaux et lettres de lecteurs, le tout agrémentés de commentaires sur Facebook ou il n’était plus question de jeu, mais bien d’atteintes à l’honneur. (LW)


5. Un courriel à usage privé dans lequel une personne partage son point de vue sur une vidéo ne constitue pas une atteinte même si une tierce personne se sent visée par les propos
(TF, 5A_846/2020 du 13 janvier 2021)

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Cette affaire à tiroirs traitée par le Tribunal fédéral (voir ci-dessous l’arrêt du TF 5A_654/2020) débute par le dépôt d’une plainte pénale de A., président de l’association C, pour des actes de cruauté envers des animaux qu’aurait commis D, éleveur de moutons.

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Deux jours après le dépôt de la plainte pénale, l’association C. publie sur son site internet un article intitulé « Le tortionnaire de moutons du V. », dans lequel est dénoncée la manière dont sont traités les moutons de D. L’article est accompagné d’une vidéo dans laquelle apparaît D. dans sa bergerie et qui ferait apparaître, selon l’association C., la cruauté dont fait preuve D. envers les animaux. Le 17 octobre 2018, cette vidéo fait l’objet d’un reportage de E. SA dans l’émission « xxx ».

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Trois semaines plus tard, l’association C. organise à U. une manifestation sur ce thème, soit la cruauté envers les animaux. E SA., à nouveau dans son émission « xxx », relate la manifestation dans un reportage intitulé « Cruauté envers les animaux ». Ce reportage montre des images de la manifestation, une séquence de la vidéo de l’association C. et un extrait tourné par les soins de l’émission « xxx ». Durant ce reportage, outre à A., la parole est donnée à B. Ce dernier qualifie la manifestation comme « totalement déplacée » parce qu’une « observation sérieuse » de la vidéo ne révèle aucun indice de cruauté envers les animaux. Le 13 novembre 2018, un certain F. contacte par courriel B. et le critique concernant son attitude dans l’émission « xxx ». B. répond à F. par email. Se considérant être atteint dans sa personnalité par les propos qu’a tenus B. dans l’émission « xxx » ainsi que dans le courriel de réponse à F., A. ouvre action contre B.

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En ce qui concerne l’atteinte à la personnalité qu’aurait causée B. par les propos tenus dans l’émission « xxx », A. est débouté en dernière instance cantonale et ne recourt pas contre cette conclusion devant le TF. Pour l’atteinte qui aurait été causée par les propos tenus dans le courriel de B., elle fait l’objet du présent jugement du Tribunal fédéral.

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Le premier et unique point discuté par le Tribunal fédéral est la capacité à agir en justice du recourant dans le cadre de l’échange de courriels entre B. et F. Le jugement cantonal attaqué a rejeté la capacité d’agir de A., car selon lui les propos de B. ne visaient pas A., mais étaient uniquement l’expression de son point de vue. En substance, dans son courriel B. avait remis en cause la véracité de la vidéo en s’interrogeant sur une possible manipulation de celle-ci.

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Dans son recours devant le Tribunal fédéral, A. invoque le fait qu’à travers son jugement le Tribunal cantonal a versé dans l’arbitraire, car il a laissé de côté des éléments de faits décisifs et, au contraire, a pris en compte des éléments « totalement » infondés. En particulier, A. considère que rien dans le dossier ne permet de déterminer si la vidéo est manipulée et si B., par ses accusations de manipulation, vise l’auteur de la vidéo ou A.

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Le Tribunal fédéral réfute l’argumentation du recourant, car ce dernier se méprend en voulant déterminer si la vidéo a été manipulée et qui serait l’auteur de cette supposée manipulation. La question de la légitimation active discutée en l’espèce se borne à déterminer si le Tribunal fédéral peut considérer que le passage litigieux du courriel de B. porte atteinte à l’honneur de A., en dehors de toute considération portant sur une supposée manipulation et son supposé auteur.

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Ainsi, le Tribunal fédéral juge que le Tribunal cantonal n’a pas violé le droit fédéral en ne reconnaissant pas la légitimation active de A. dans l’atteinte qu’il alléguait avoir subie dans le courriel.

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Le Tribunal fédéral rappelle dans cette décision que l’expression d’un point de vue, autant contraire qu’il puisse être à d’autres, ne constitue pas en soi une atteinte. L’atteinte à la personnalité se caractérise par le fait que la considération que la société se fait d’une personne est amoindrie. L’intimé a exprimé son point lorsqu’il a dit que la vidéo avait été manipulée et le recourant a, pour sa part, extrapolé les faits lorsqu’il a considéré être accusé d’avoir manipulé la vidéo. (LW)


6. Une émission de télévision qui ne diffuse pas l’entièreté d’une vidéo sur laquelle se base une association de défenses des animaux pour porter une accusation publique contre un éleveur de mouton, présente alors ladite association comme portant des fausses accusations et atteint à son honneur
(TF, 5A_654/2021 du 13 janvier 2022)

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Ce second arrêt se déroulant dans le même contexte que le précédent est rendu une année plus tard et se concentre sur l’émission « xxx » de E. SA. Le reportage du 10 novembre 2018 réalisé par E. SA, soit le reportage qui relatait notamment la manifestation qui avait eu lieu à U., montrait des extraits de la vidéo publiée originellement sur le site de l’association C. ainsi qu’une vidéo réalisée par les soins de l’émission « xxx ».

44

Sur demande de l’association C., E. SA a lors de son émission « xxx » du 12 novembre indiqué qu’elle avait diffusé dans son émission du 10 novembre un extrait de vidéo qui n’avait pas été réalisé par l’association C. L’association C. et A. ont ouvert action afin qu’il soit constaté que leurs personnalités respectives avaient été atteintes suite à la diffusion de l’émission « xxx » du 10 novembre. La dernière instance cantonale a tranché que les droits de la personnalité de l’association C. et de A. avaient été violés dans l’émission « xxx » du 10 novembre. E. SA recourt au Tribunal fédéral.

45

A. est décédé durant la procédure et avec la fin de sa personnalité disparaît également sa légitimation active à agir en constatation d’une atteinte à son honneur. L’association C. reste partie à la procédure, car bien que A. était son président, elle dispose encore des organes nécessaires à la représenter.

46

Le Tribunal fédéral se penche ensuite sur l’émission du 10 novembre. Durant cette émission, des séquences de la vidéo originale de l’association C. ont été montées avec des séquences tournées par les soins de l’émission « xxx ». Les deux instances précédentes ont considéré qu’à travers son émission « xxx » E. SA a porté atteinte à la personnalité de l’association C. et la personnalité de A., car ces derniers ont été présentés comme portant de fausses accusations envers D.

47

Le Tribunal fédéral rappelle qu’il y a atteinte à la personnalité notamment lorsque l’honneur d’une personne, soit sa réputation professionnelle ou sociale, est diminué. L’honneur protégé comprend également le fait qu’une personne ne doit pas être présentée comme répandant des mensonges ou utilisant des informations mensongères pour porter des accusations injustifiées (sur la notion d’honneur : ATF 129 III 715 c. 4.1). La diffusion de faits faux ne peut pas être justifiée par la mission d’information de la presse, sauf cas exceptionnels et spécifiques. Cependant, chaque inexactitude, imprécision, généralisation ou raccourci ne rend pas à elle seule un reportage comme faux dans son ensemble. Si elle concerne un point essentiel qui fait apparaître la personne sous un faux jour ou donne une image sensiblement faussée d’elle, une inexactitude, une imprécision, une généralisation ou un raccourci peut porter atteinte à l’honneur.

48

Pour évaluer l’atteinte à la personnalité, il faut se référer à la manière dont le public a été informé. Il faut ainsi prendre en compte la manière dont le reportage est perçu par le téléspectateur moyen, en l’occurrence de la télévision. L’impression et la compréhension d’une déclaration de presse, tant écrite que visuelle ou sonore, sont des questions de droit que le Tribunal fédéral peut librement revoir. Pour traiter de ces questions, l’impression générale dégagée par l’émission est déterminante en tant que contexte global dans lequel s’inscrit la déclaration litigieuse.

49

Cependant, cette notion « d’impression générale » ne doit pas faire perdre de vue à la recourante que les griefs qu’elle soutient doivent être motivés. Il convient en effet d’exposer de manière succincte pour quelle raison l’arrêt attaqué viole le droit. Des objections formulées de manière générale, sans lien démontré ou perceptible avec certains motifs de la décision ne suffisent pas. En effet, et bien que le Tribunal fédéral applique le droit d’office (art. 106 LTF), il examine toutefois que les violations invoquées sauf cas ou les violations sont évidentes.

50

En l’espèce, le Tribunal fédéral relève que la recourante se borne à invoquer la violation du principe de proportionnalité ainsi que la violation de son droit constitutionnel à être entendu durant le procès. S’agissant de griefs invoqués sans être développés de manière précise, le Tribunal fédéral considère qu’il n’y a pas lieu d’entrer en matière sur ces violations alléguées.

51

Pour ce qui est du contenu de la vidéo diffusée lors de l’émission « xxx » du 10 novembre, le Tribunal cantonal a considéré que le spectateur moyen ne pouvait que difficilement déceler de la cruauté envers les animaux. Par ailleurs, la scène reconstituée qui fut ajoutée par la recourante ne montre non plus pas de la cruauté envers les animaux. Par ailleurs, tant la scène où l’agriculteur se sert d’une sorte de fouet pour battre l’air (et non les moutons) que la dernière scène reconstituée qui montre l’agriculteur faisant des signes de la main qui indiquent généralement que tout va bien sont considérées par le Tribunal fédéral comme n’étant pas de la cruauté envers les animaux.

52

Le Tribunal fédéral conclut donc que la manière dont la recourante a présentée l’association C. et A. est fausse, car non conforme à la réalité des faits. Dès lors l’association C. et A. sont apparus aux yeux du téléspectateur moyen comme des personnes portant des accusations de cruauté envers les animaux injustifiées. Ainsi, le recours est rejeté et le Tribunal fédéral confirme la décision du Tribunal cantonal.

53

Cet arrêt est digne d’intérêt au regard des faits peu habituels. L’association a effectivement porté des accusations contre l’éleveur de moutons mais la vidéo diffusée dans l’émission était tant modifiée qu’elle a laissé une impression inverse au téléspectateur, à savoir qu’il n’y avait aucune cruauté envers les animaux.

54

Certes la ligne éditoriale d’un média n’est jamais vraiment exsangue d’un parti pris. Cependant, dans ce cas, l’émission a diffusé une vidéo modifiée sans en informer les téléspectateurs. Il ne s’agissait donc plus de parti pris mais plutôt d’un manque de déontologie.(LW)


7. Un titre d’article de presse qui présente une personne comme soutenant une secte est déjà suffisant pour porter atteinte à son honneur (ATF 147 III 185 [TF 5A_247/2020] et TF, 5A_254/2020, tous deux du 18 février 2021)

55

En 2013, le Blick a publié un article en ligne intitulé : « A.B. de Rafz dans le canton de Zürichce Suisse aide une secte tortionnaire d’enfants » (« A.B.___ aus Rafz ZH Dieser Schweizer hilft Kinderquäl-Sekte ») avec le sous-titre : « La justice allemande enquête contre « Zwölf Stämme ». La secte maltraite les enfants – avec un soutien depuis la Suisse » (« Die deutsche Justiz ermittelt gegen „zwölf Stämme“. Die Sekte quält Kinder – mit Unterstützung aus der Schweiz. »). L’article contenait une image de A.B et, initialement, son nom complet, puis seulement ses initiales.

56

A.B. demande à ce que toutes les données publiées relatives à sa personne soient effacées et qu’il soit constaté que les droits de sa personnalité ont été violés. Le Tribunal cantonal d’Argovie donne raison à A.B. en ordonnant la pixellisation de l’image et la suppression du sous-titre. Cet arrêt a déjà fait l’objet d’un résumé dans Medialex 2020[4]. Les deux parties font recours contre la décision cantonale, donnant lieu à deux décisions du Tribunal fédéral, l’arrêt ATF 147 III 185 (recours de l’édition Ringier SA) et l’arrêt 5A_254/2020 (recours de A.B.).

57

En premier lieu, le Tribunal fédéral examine le bien-fondé de l’action en constatation déposée par A.B. Ringier SA et considère que le trouble à la personnalité causé par l’article a cessé depuis sa suppression.

58

Le Tribunal fédéral confirme sa jurisprudence (2C_372/2018, cons. 3.3) en matière de « techniques d’archivage de l’Internet » : le simple fait qu’un article puisse être trouvé en ligne grâce à ces techniques ne suffit pas à considérer que le trouble persiste. Cependant, la violation créée par l’article du Blick perdure dans la mesure où les circonstances n’ont pas changé de manière à faire perdre à l’article toute son actualité dans l’esprit des lecteurs. Ainsi, le journal ne parvient pas à prouver que l’article n’est plus d’actualité et le TF rejette le recours sur ce point.

59

Dans un second temps, le Tribunal fédéral examine le grief de l’éditeur, selon lequel les droits de A.B. seraient prescrits. Le Tribunal fédéral rappelle à ce propos que l’art. 60 CO n’est applicable qu’aux obligations pécuniaires de l’art. 28a al. 3 CC qui naissent de l’acte illicite. En revanche, le droit de la personnalité ainsi que les droits de défense qui en découlent sont des droits absolus et imprescriptibles. Tant qu’une violation perdure, le lésé peut invoquer ses droits de défense de l’art. 28 et 28a CO.

60

Pour déterminer si un article porte atteinte à la personnalité, le TF considère qu’il n’est pas toujours nécessaire d’examiner l’article en entier, mais que le titre ou le sous-titre seuls peuvent déjà atteindre la réputation et l’honneur du lésé. En effet, le lecteur moyen accorde son attention avant tout – voire exclusivement – aux gros titres et ne lit pas forcément l’article en entier, surtout lorsqu’il s’agit d’articles publiés sur internet.

61

En l’espèce, le titre (« aide ») et le sous-titre (« soutien ») ne donnent pas l’impression qu’il s’agit seulement d’une prise de position verbale en faveur des « Zwölf Stämme » et de leurs méthodes d’éducation (en l’occurrence, A.B. avait déclaré spontanément lors de l’évènement de la Mahnwache « Wer sein Kind liebt[,] der [z]üchtig[t] es im Mass und in der Liebe » [celui qui aime son enfant, le corrige dans la mesure et dans l’amour »]), mais éveillent dans l’esprit des lecteurs l’impression que A.B. soutient la secte de manière à permettre ou faciliter la maltraitance des enfants, voire les maltraiter lui-même. Il s’agit là d’une information de nature à le rabaisser dans l’estime d’autrui et portant atteinte à sa réputation, qui ne peut – dès lors qu’elle est fausse – pas être justifiée, même si la suite de l’article explique concrètement que A.B. a uniquement pris position en faveur de la secte lors d’une manifestation publique. Le TF indique que si les journaux choisissent des titres ambigus pour attirer l’attention des lecteurs, ils prennent le risque que certains lecteurs ne consultent pas l’article et gardent donc uniquement l’impression fausse suggérée par le titre de l’article.

62

Finalement, le TF examine si nommer A.B. par ses initiales et montrer une image permettant de l’identifier viole sa personnalité ou, au contraire, doit être toléré par A.B. dès lors qu’il a dérangé une manifestation publique. Le TF rappelle la distinction entre les personnes publiques absolues, pour lesquelles il peut exister un intérêt légitime à être informé de leur participation globale à la vie publique, et les personnes publiques relatives dont on peut retenir un intérêt légitime à être informé de leur participation à un évènement extraordinaire. Le Tribunal fédéral indique cependant que cette catégorisation n’est pas sans réserve. Le juge doit à chaque fois se demander si l’intérêt à l’information l’emporte sur le droit à la vie privée de la personne concernée – même si celle-ci est une personne publique relative – et pondérer le tout selon le principe de proportionnalité.

63

En l’espèce, même si A.B. a dérangé une manifestation publique et doit de ce fait tolérer que cela ait été relaté dans les médias (ce qu’a confirmé le TF dans TF, 5A_254/2020, cons. 5 et 6.1), il ne perd pas pour autant son droit à rester anonyme. Dans la pesée des intérêts, l’intérêt de la personne privée à rester anonyme doit être fortement pondéré, surtout à une époque où l’indignation médiatique peut provoquer des tempêtes aptes à chambouler la vie privée et professionnelle d’un individu (« shitstorms »). Ainsi, l’intérêt du public à identifier A.B. ne prévaut pas les droits de ce dernier.

64

L’arrêt aborde plusieurs problématiques soulevées par les articles en ligne.

65

Le Tribunal fédéral prend position sur le « clickbaiting » (cons. 4.2.4.) et retient à juste titre que les journaux qui jouent avec les attentes des lecteurs en choisissant des titres ambigus doivent non seulement répondre du contenu de l’article, mais également de l’impression laissée par le titre de l’article même si ce dernier n’est pas lu.

66

Une autre problématique soulevée par le Tribunal fédéral est le traitement médiatique des affaires « polémiques ». Dans de telles affaires, l’intérêt à informer est pondéré avec attention lorsque qui n’est que peu enrichi par l’identification de la personne. La catégorisation de quelqu’un comme une personne publique relative ne justifie pas toujours qu’elle puisse être identifiée par le public. Le TF en tire ainsi la conclusion que la catégorisation « personnes publiques absolues » et « personnes publiques relatives » n’est qu’un indice qui permet de pondérer l’intérêt du public à être informé sur une personne. Enfin, dernier point à mentionner, et relevé déjà plusieurs fois dans cette revue de jurisprudence, le raisonnement du Tribunal fédéral en ce qui concerne les «techniques d’archivage de l’Internet «. Lorsque l’article est modifié et ne fait plus apparaître les passages attentatoires à l’honneur, l’intérêt juridique à la constatation disparait même si l’article dans sa version originale pourrait être retrouvé grâce aux techniques d’archivage de « l’Internet ». Ainsi, le TF confirme sa jeune jurisprudence en matière de techniques d’archivage de « l’Internet » mais la tempère en rappelant la possibilité qu’il existe d’user des autres droits découlant d’une violation de la personnalité même après modification d’un article en ligne. (LW)


III. Arrêts cantonaux

8. Le demandeur ne peut pas s’opposer à une ordonnance de preuve si ses mesures provisionnelles ont été rejetées
(arrêt du Tribunal cantonal vaudois, CREC 21 juillet 2021/202)

67

J. requiert par mesures provisionnelles l’interdiction de la publication d’un article papier et online. La Présidente du Tribunal rejette la requête en estimant que le préjudice particulièrement grave requis par l’art. 266 CPC n’était pas établi. Par la suite, J. dépose une action au fond pour faire cesser l’atteinte ; l’article avait paru dans l’intervalle. Dans le cadre de cette procédure, la Présidente du Tribunal rend une ordonnance de preuve et admet notamment l’audition de témoins domiciliés en Allemagne et en Ukraine ainsi que l’audition des autorités compétentes de l’Emirat de Ras Al Khaimah situé aux Emirats Arabes Unis, le tout par commission rogatoire. J. conteste l’ordonnance de preuve devant le Tribunal cantonal.

68

Pour attaquer une ordonnance de preuve, le recourant doit démontrer l’existence d’un préjudice difficilement réparable (art. 319 lit. b ch. 2 CPC). Cette notion, plus large que celle de dommage irréparable de l’art. 93 al. 1 let. a LTF, vise non seulement un inconvénient de nature juridique, mais aussi les désavantages de fait, y compris financiers ou temporels, pourvu qu’il soit difficilement réparable. Il y a lieu de se montrer exigeant, voire restrictif, avant d’admettre la réalisation de cette condition. Une simple prolongation de la procédure ou un accroissement des frais ne suffisent pas. La décision refusant ou admettant des moyens de preuve offerts par les parties ne cause en principe pas de préjudice difficilement réparable ; ce n’est que dans des circonstances particulières qu’on admettra un tel préjudice, par exemple dans le cas où l’ordonnance porterait sur l’audition de vingt-cinq témoins, dont une dizaine par voie de commission rogatoire en vue d’instruire sur un fait mineur et, de surcroît, dans un pays connu pour sa lenteur en matière d’entraide.

69

En l’espèce, le recourant voit son préjudice difficilement réparable dans l’allongement de la procédure en raison des preuves qui doivent être administrées et plus particulièrement dans le dommage réputationnel qu’il subit et qui augmente chaque jour en raison de l’article litigieux. Le Tribunal cantonal relève toutefois que l’atteinte à la personnalité constitue l’objet même de la procédure et ne pourra donc être tranchée qu’à la fin de la procédure. En outre, les mesures provisionnelles déposées avaient précisément pour but d’empêcher la publication de l’article litigieux et de contrer les effets néfastes découlant de la durée de la procédure judiciaire. Si elles ont été rejetées en raison des conditions non remplies de l’art. 266 CPC, le recourant ne peut pas utiliser le droit de procédure pour obtenir ce qu’il n’a pas réussi à avoir par le biais de mesures provisionnelles. De plus, le seul fait que les Emirats Arabes Unis sont connus pour une obtention de preuves « très difficiles » selon le guide de l’OFJ ne suffit pas à ouvrir le recours immédiat contre l’ordonnance de preuve, surtout que le recourant invoque des faits négatifs en lien avec le complexe de faits lié aux Emirats Arabes Unis et se prévaut de « l’absence de preuve contraire », ce qui doit permettre au média d’apporter la contre-preuve de ces faits. En l’absence d’un préjudice difficilement réparable, le recours est donc déclaré irrecevable. (JF)


9. Le droit de réponse d’un média contre un autre média
(arrêt du Handelsgericht du canton de Zurich du 4 juin 2021, HG210071-O)

70

Le média online suisse-allemand Republik publie une trilogie sur une affaire impliquant l’hôpital universitaire zurichois. Dans ce reportage, il critique notamment un article publié par le groupe Tamedia et allègue que ce dernier ne s’est servi d’un rapport d’audit que pour faire ressortir les éléments à charge d’un médecin (« selektiv nur Belastendes »). Tamedia réclame un droit de réponse pour préciser que cela est faux et qu’il n’a pas utilisé l’audit uniquement à charge.

71

Le Tribunal de commerce rappelle les principes applicables en la matière : la personne touchée dans sa personnalité par la présentation de faits par un média à caractère périodique peut demander de publier sa version des faits. Le droit de réponse n’existe qu’en relation avec des faits, à l’exclusion de commentaires, d’opinions ou de jugements de valeur. La personne est touchée dans sa personnalité lorsque la présentation des faits par le média diverge de sa propre version et renvoie d’elle une image défavorable. En revanche, il n’est pas nécessaire d’être en présence d’une atteinte à la personnalité pour ouvrir le champ d’application des art. 28g ss CC.

72

In casu, le fait de reprocher à Tamedia de n’avoir utilisé un rapport d’audit qu’à charge touche manifestement sa personnalité, puisque le lecteur moyen comprend que le média n’a pas travaillé de manière impartiale. Le droit de réponse est réclamé à l’égard de faits, car l’expression « n’a repris que des éléments à charge » est susceptible de preuve. Il ne s’agit donc pas d’un jugement de valeur mixte, comme le soulève Republik. Ce média doit donc publier la réponse de Tamedia.

73

En revanche, le deuxième droit de réponse requis par Tamedia concernait un jugement de valeur et non des faits. Par conséquent, il est refusé.

74

L’anonymisation très importante de l’arrêt rend sa lecture compliquée. Etant donné que les articles litigieux peuvent être facilement retrouvés sur Internet avec les éléments factuels de l’arrêt du Tribunal de commerce, nous renonçons à une anonymisation stricte pour faciliter la lecture du résumé.

75

Cet arrêt n’appelle pas de remarque particulière, sauf peut-être que le Tribunal de commerce zurichois n’a même pas abordé la question de savoir si un média pouvait exiger d’un autre média la publication d’un droit de réponse. En effet, la réponse était évidente, car la voie de l’art. 28g CC est ouverte à toute personne touchée dans sa personnalité, y compris un autre média. Il n’y a aucune restriction particulière en la matière. (JF)


10. Le calcul du gain à remettre à la personne atteinte dans son honneur (Tribunal cantonal de Zoug, arrêt du 22 juin 2022, A1 2020 56 – L’affaire « Spiess-Hegglin »)

76

Cette affaire traitée par le Tribunal cantonal de Zoug oppose la politicienne verte Jolanda Spiess-Hegglin (demanderesse) à la société Ringier SA, propriétaire du journal Blick (défenderesse). De décembre 2014 à septembre 2015, soit durant un peu moins d’une année, le journal Blick a publié, tant dans son édition imprimée que sur son site web, cinq articles concernant la demanderesse. Ces articles ont relaté les événements qui se sont produits durant une fête organisée en l’honneur du président du parlement de Zoug.

77

Le 24 février 2020, Jolanda Spiess-Hegglin a ouvert action contre Ringier SA auprès du tribunal cantonal de Zoug. La première partie la décision du Tribunal cantonal porte sur l’action en constatation au sens de l’art. 28a al. 1 ch. 1 CC alléguée par la demanderesse. Cette dernière estime que son honneur a été atteint et que cette atteinte perdure et perdurera, car elle estime qu’elle sera considérée toute sa vie comme « la femme de l’affaire Zougeoise » (« die Frau aus dem Zuger Fall »). Le Tribunal cantonal de Zoug lui donne tort ; il considère que, les articles litigieux ayant été supprimés, il n’y a à ce jour plus d’intérêt à obtenir une action en constatation de l’atteinte à l’honneur au sens de l’art. 28 al. 1 ch. 3 CC.

78

La suite de la décision concerne les cinq articles publiés par le Blick, dont quatre sont jugés comme constitutifs d’une atteinte à l’honneur de la demanderesse. Parmi ces articles, le second se distingue des autres par le fait qu’il est une satire. Le Tribunal cantonal rappelle la théorie de l’habillage en matière de satire. La satire étant par définition une transformation et une exagération des faits, la jurisprudence considère qu’il n’y a atteinte à l’honneur que si la réalité sur laquelle se base la représentation satirique (le noyau de l’énoncé) rabaisse effectivement l’image de la personne concernée dans la société. Le Tribunal cantonal ajoute que la satire à elle seule peut constituer un intérêt justificatif.

79

En l’espèce, le titre accrocheur « Jolanda « Heggli » zeigt ihr « Weggli » dit en d’autres termes que la demanderesse dévoile ses fesses à un groupe indéfini de personnes. Le Tribunal cantonal considère que la vérité sur laquelle se base ce titre, indépendamment de la satire, est de nature à diminuer la considération sociale de la demanderesse dans la société. En effet, la demanderesse est décrite comme une séductrice et/ou une personne adultère. L’article est donc constitutif d’une atteinte que le Tribunal cantonal juge illicite.

80

Le dernier article, « Le scandale sexuel de Zoug : Les six hommes et Jolanda Spiess-Hegglin », publié dans le Blick le 25 septembre 2015, mérite également d’être retenu, car il n’est, selon le Tribunal cantonal, pas constitutif d’une atteinte illicite à la personnalité de la demanderesse. Cet article, qui relate des relations amoureuses, professionnelles et amicales qu’entretient la demanderesse avec six hommes de son entourage intervient un peu moins d’une année après le début de l’affaire. Le Tribunal cantonal juge dès lors que l’article n’a pas pour but d’informer le public sur des événements nouveaux, car l’affaire a déjà été relatée en long et en large par le Blick et d’autres journaux, mais sert avant tout à divertir. L’intérêt du Blick à publier cet article est donc moindre. Cependant, l’intérêt au respect de la vie privée de la demanderesse est également faible. La procédure pénale, qui s’était ouverte suite à un soupçon de violence sexuelle dont aurait été victime la demanderesse durant la fête, est terminée. La demanderesse ne bénéficie donc plus de la protection habituellement accordée à une victime dans une procédure pénale. Par ailleurs, en tant que politicienne, elle a un seuil de tolérance plus élevé quant aux atteintes à sa personnalité dont elle peut être victime. Enfin, elle s’est elle-même exprimée publiquement et à plusieurs reprises sur les évènements survenus lors de la fête donnée en l’honneur du président du parlement cantonal de Zoug.

81

Le Tribunal cantonal relève que l’article reprend des faits déjà connus, n’empiète ainsi pas sur la sphère privée de la plaignante et n’utilise pas des informations de manière excessive. Le Tribunal cantonal juge ainsi que certes l’article porte atteinte à la personnalité de la demanderesse, mais que cette atteinte n’est pas illicite, car elle est justifiée par un intérêt public, soit divertir les lecteurs du Blick.

82

La dernière partie de la décision se concentre sur la remise de gain qu’allègue la demanderesse en rapport avec les articles litigieux et les espaces publicitaires qui les accompagnaient. Le Tribunal cantonal rappelle que pour procéder au calcul de la remise de gain le journal doit d’abord remettre les informations qu’il détient relatives aux ventes effectuées suite à la publication des articles. Cependant, pour savoir quelles informations doivent être remises, il importe de savoir la méthode de calcul de la remise de gain. En effet, les informations nécessaires au calcul différent selon la méthode de calcul adoptée. Le Tribunal cantonal se borne donc dans la présente décision à décider de la méthode de calcul et de la remise d’informations qui en découle.

83

Le Tribunal rappelle en premier le calcul de base, qui s’applique en général pour le calcul d’une remise de gain. Le gain est obtenu en soustrayant du chiffre d’affaires produit par l’article les frais déductibles ; cette différence est ensuite ajustée en fonction du lien de causalité.

84

Cependant avant de procéder à ce calcul de base, il faut déterminer le chiffre d’affaires produit par chaque article obtenu par une méthode de calcul qui elle peut différer selon le format du journal. En l’espèce, les articles ont été en partie publiés en ligne, en partie vendus physiquement et en partie distribués gratuitement dans le journal « Blick am Abend ». Vu que les lecteurs ont accès à ces journaux de manières différentes, il est donc nécessaire d’adopter une méthode de calcul différente pour chacun d’eux. En ce qui concerne les articles en ligne, le Tribunal retient que Google Analytics fournit des données pertinentes en la matière qui permettent de déterminer le nombre de fois que les articles litigieux ont été consultés. Le Tribunal retient le nombre de ventes individuelles et d’abonnements souscrits pour la version payante sous format papier du « Blick ». Enfin, le « Blick am Abend » est un journal gratuit, qui ne dégage donc pas un chiffre d’affaires. La demande de remise du gain ne peut donc concerner que l’économie de perte. Cette économie de perte doit être calculée à l’aide d’un critère de comparaison. Le nombre de lecteurs n’est pas un critère pertinent, car il est calculé tous les 6 mois. Le Tribunal renonce donc à décider du critère de comparaison et se prononcera après la remise des informations, soit le jugement suivant.

85

Par ailleurs, la défenderesse refuse la remise des informations relatives à la remise de gain en y opposant le secret des affaires. Le Tribunal cantonal rejette cet argument qui n’est selon lui pas suffisamment allégué. La demanderesse obtient donc partiellement gain de cause dans sa requête relative à la remise d’informations. Le Tribunal cantonal limite uniquement la période sur laquelle doivent porter les informations.

86

Ce jugement relate une affaire médiatique d’ampleur qui s’est déroulée en Suisse alémanique. Le Tribunal cantonal zougois condamne le journal pour quatre des cinq articles publiés et déterminera de manière concrète la remise du gain dans son prochain jugement, lorsque les informations demandées par la demanderesse auront été fournies par le journal.

87

Le jugement a le mérite de se prononcer pour la première fois de manière détaillée sur le calcul du gain à remettre à la victime. Les différents développements sur ce sujet auxquels se livre le Tribunal sont résumés de manière succincte dans la présente contribution et sont donc à relever encore une fois, en particulier l’économie de perte d’un journal gratuit.

88

La remise de gain d’un article publié dans un journal gratuit s’exprime sous la forme d’une économie de perte. Le but de cette théorie est, par une différence entre deux montants négatifs, de déterminer quelle est la minoration de perte pour le journal. Cette économie de perte se calcule en obtenant la différence entre la perte qui a été réalisée suite à la publication de l’article et celle qui aurait été réalisée sans la publication de l’article, entendu qu’elle aurait été plus importante. Plus le journal gratuit suscite un engouement dans le public, plus les encarts publicitaires peuvent être vendus cher et moins la perte est grande. L’économie de perte se détermine à l’aide d’un critère de comparaison, soit la perte réalisée par le tirage d’un autre numéro du journal qui est comparable en termes de contenu et de revenus publicitaires à ce qu’aurait été le journal s’il n’avait pas contenu l’article litigieux. Nous en déduisons donc qu’un journal gratuit ne permet pas de réaliser un gain au même sens qu’un journal payant, car d’un point de vue comptable le journal gratuit est une entreprise à perte. Bien entendu, la publication d’un journal gratuit ne nait pas d’une quelconque volonté altruiste de l’éditeur d’informer le public, mais concourt plutôt à augmenter les ventes du journal payant. En l’espèce, le Blick a publié une partie des articles de l’affaire Spiess-Hegglin dans son format gratuit et le reste dans ses éditions payantes (en ligne ou papier). Ainsi, grâce au journal gratuit l’éditeur a éveillé l’intérêt des lecteurs et leur désir d’achat pour l’édition payante qui contenait d’autres articles sur cette même affaire.

89

Enfin, ces réflexions sur la remise de gain interrogent sur l’efficience du calcul dans le cas d’une série d’articles visant une même personne. Un premier article attentatoire à l’honneur peut avoir fait naître un désir d’achat pour un second article qui ne fait pas l’objet d’une remise de gain. Ainsi le calcul de la remise de gain du premier article ne tient pas compte des répercussions économiques réalisées sur le second.

90

Dans le cas d’espèce, le dernier article de l’affaire Spiess-Hegglin publié par le Blick ne fait pas l’objet d’une remise de gain. Or, il est fort probable que les ventes de cet article aient été augmentées, au moins en partie, grâce aux autres articles précédemment publiés. A notre sens, le calcul de la remise du gain n’est donc pas complet dans une telle situation. (LW)


IV. Arrêt de la CJUE

11. La compétence territoriale en matière d’atteinte par des médias (arrêt de la CJUE, 17 juin 2021, Mittelbayerischer Verlag KG c. SM, C-800/19)

91

Dans sa jurisprudence antérieure, la CJUE a retenu que la personne qui s’estime lésée dans les droits de sa personnalité suite à la mise en ligne d’un contenu sur Internet a la possibilité de saisir la juridiction du lieu où se trouve le centre de ses intérêts pour obtenir la réparation de l’intégralité de son préjudice. Cependant, dans l’arrêt du 17 juin 2021, la CJUE précise que cela ne vaut que si le contenu de l’article comporte des éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier, directement ou indirectement, l’individu concerné. Or, tel n’est pas le cas en espèce : un Polonais ne peut pas saisir les autorités polonaises pour contester un article publié par un média allemand, même s’il était disponible partout via Internet. En effet, en utilisant dans l’article l’expression « camp d’extermination polonais de Treblinka », ce qui donnait l’impression que la Pologne avait collaboré activement à l’extermination des juifs alors qu’elle était occupée par les nazis, le média n’avait nullement visé le Polonais en question, ni directement ni indirectement. Celui-ci fondait d’ailleurs ses prétentions sur son appartenance au peuple polonais en estimant que le média allemand avait porté atteinte à l’identité de tous les Polonais (y compris la sienne) en faisant un amalgame entre le lieu du centre d’extermination et les responsables de ce centre. La simple appartenance d’une personne à un vaste groupe identifiable n’est toutefois pas suffisante pour fonder la compétence du lieu du centre de ses intérêts.

92

Ces principes devraient être repris lors de l’application de la Convention de Lugano. En effet, lors de l’interprétation de la CL, les Etats parties ont convenu que leurs tribunaux tiendraient compte des principes définis par d’autres juridictions appliquant la CL ou le Règlement de Bruxelles I (art. 1 du Protocole no 2 de la CL). Dans son arrêt, la CJUE a certes appliqué le Règlement de Bruxelles Ibis (aussi appelé Bruxelles Ia) qui a remplacé le Règlement de Bruxelles I. Toutefois, le Règlement de Bruxelles Ibis a repris mot pour mot la disposition sur la compétence en matière d’actions délictuelle du Règlement de Bruxelles I. (JF)


* Les arrêts résumés et commentés par Julien Francey sont indiqués par ses initiales JF.
** Les arrêts résumés et commentés par Louis Wéry sont indiqués par ses initiales LW

Notes de bas de page:

  1. Arrêt résumé et commenté dans Fountoulakis/Francey, «Parfum de la corruption», «psychosecte», «nazi»: ce qui va et ce qui ne va pas, medialex 08/2020, 7 octobre 2020, no 2 ss.

  2. Kindes- und Erwachsenenschutzbehörde (autorité de protection de l’enfant et de l’adulte).

  3. Cette décision a fait l’objet d’un résumé dans Fountoulakis/Francey, «Parfum de la corruption», «psychosecte», «nazi»: ce qui va et ce qui ne va pas, Medialex 08/2020, 7 octobre 2020, no 2 ss.

  4. Arrêt résumé et commenté dans Fountoulakis/Francey, «Parfum de la corruption», «psychosecte», «nazi»: ce qui va et ce qui ne va pas, medialex 08/2020, 7 octobre 2020, no 3 ss.

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