Effets et conséquences du projet de modification de l’article 266 CPC 

E

Selon l’auteur, la suppression de l’adverbe «particulièrement» n’aura pas de réelle portée

Étienne Campiche, avocat à Lausanne [1]

Zusammenfassung: Die 2011 in Kraft getretene Schweizerische Zivilprozessordnung (ZPO) soll revidiert werden. Der Bundesrat will durch punktuelle Änderungen die Praxistauglichkeit der Zivilprozessordnung verbessern. Bereits von den Räten beschlossen ist eine Änderung von Art. 266 ZPO. Am 10. Mai 2022 folgte der Nationalrat dem Vorschlag des Ständerats, das Adverb «besonders» aus dem Text von Art. 266 Bst. a ZPO zu streichen. Während die eine Seite argumentiert, die Änderung würde keine Auswirkungen auf die Medien- und Informationsfreiheit haben, äussert die andere die Befürchtung, diese Freiheiten könnten eingeschränkt werden. Der Autor vermittelt eine kurze Übersicht über die Rechtsprechung und beleuchtet die Absichten des Gesetzgebers. Für ihn hat die Änderung des Art. 266 lit.a ZPO den Charakter eines parteipolitischen Manövers.

Résumé: Le code suisse de procédure civile (CPC) en vigueur depuis 2011 fait l’objet d’un projet de modification portant sur l’amélioration de la praticabilité et de l’application du droit. Le 10 mai 2022, le Conseil national a suivi la proposition du Conseil des Etats visant à supprimer l’adverbe « particulièrement » du texte de l’art. 266 let. a CPC. À la lecture des arguments des deux camps, on peut relever une nette opposition entre, d’une part, l’affirmation que cette modification n’entraînera aucune conséquence sur la liberté des médias et la liberté d’information, et, d’autre part, la crainte qu’elle restreindra ces libertés. L’auteur propose des pistes de réflexion permettant de mieux comprendre la portée du changement législatif projeté, sur la base d’une brève revue de jurisprudence et des débats parlementaires. Selon lui, la modification de l’art. 266 let. a CPC n’aura pas de réelle portée.

I. La solution actuelle et ses origines

1

En l’état actuel du droit, l’octroi des mesures provisionnelles à l’encontre des médias est soumis à des conditions particulièrement strictes édictées à l’article 266 CPC. Trois conditions cumulatives doivent être réunies : l’atteinte est imminente et propre à causer un préjudice particulièrement grave (1), l’atteinte n’est manifestement pas justifiée (2), et la mesure ne paraît pas disproportionnée (3)[2]. Il est généralement admis que l’atteinte en cours, et non simplement imminente, tombe aussi sous le coup de cette disposition[3]. Le code de procédure civile sera d’ailleurs modifié en ce sens[4].

2

Une partie de la doctrine a pu être amenée à distinguer quatre critères et non trois : la mesure ne paraît pas disproportionnée (1), l’atteinte est imminente (2), n’est manifestement pas justifiée (3) et est propre à causer un préjudice particulièrement grave (4)[5]. Ce faisant, elle transforme la gravité du préjudice en critère autonome.

3

A l’origine, la possibilité d’octroyer des mesures provisionnelles à l’encontre des médias est le résultat d’une pesée des intérêts entre, d’une part, la protection contre des atteintes à la personnalité consacrée à l’art. 28 CC et, d’autre part, la liberté des médias. Ainsi, la nécessité de tenir compte du rôle particulier des médias dans une société démocratique et de prévenir une forme de censure a mené à substituer le degré ordinaire de la preuve requis en matière de mesures provisionnelles – la vraisemblance – par l’exigence d’une quasi-certitude[6].

II. La jurisprudence

4

Afin de déterminer si la suppression de l’adverbe « particulièrement » aura un quelconque effet, il apparaît tout d’abord nécessaire de faire une analyse jurisprudentielle qui doit permettre d’établir si cet adverbe est décisif dans l’appréciation du juge.

5

L’art. 266 CPC reprenant le texte de l’ancien art. 28c al. 3 CC, la jurisprudence rendue sous l’empire de cette dernière disposition reste pertinente dans l’analyse de l’art. 266 CPC[7].

6

Le Tribunal fédéral a notamment eu à se prononcer sur la nature d’un article qui donnait faussement l’impression au lecteur moyen, par sa présentation, le mélange de faits et les déclarations non confirmées de tiers, qu’une société faisait l’objet d’une procédure pénale. Il a ainsi considéré de manière générale que la divulgation d’éléments erronés constituait une atteinte à la personnalité qui revêtait un caractère particulièrement grave[8].

7

Dans une autre affaire, une présentatrice et rédactrice d’un journal télévisé avait été calomniée sur la page d’accueil d’une association de protection des animaux qui l’avait attaquée sur le plan physique en faisant état de ses cernes et de ses injections de botox, et l’avait accusée de présenter avec « plaisir et admiration évidents » les grosses fortunes du pays mangeant du foie gras et d’« autres mets pervers similaires dans des hôtels de luxe ». Le Tribunal fédéral avait alors confirmé l’existence d’un préjudice particulièrement grave en raison du dénigrement considérable diffusé sur internet, tant sur le plan privé que professionnel[9].

8

Dans un autre arrêt, le Tribunal fédéral se posait la question de savoir si les trois conditions nécessaires au prononcé de mesures provisionnelles à l’encontre d’un média étaient remplies. Dans cette affaire, le Tribunal cantonal du canton du Tessin avait admis dans son principe que la publication que la recourante cherchait à rendre inaccessible au public pouvait avoir un impact particulièrement grave sur la personnalité d’une personne active en tant qu’avocat, mais a estimé qu’il pouvait s’abstenir de prendre une position définitive sur la question, car les autres conditions cumulatives de l’art. 266 CPC n’étaient de toute façon pas remplies. Le Tribunal fédéral n’avait par la suite pas non plus examiné la question, le recours ayant été déclaré irrecevable[10].

9

Dans une autre affaire tessinoise, le juge de première instance avait nié que l’expression « The Shark », placée en surimpression de la photographie du recourant diffusée dans un reportage télévisé, permette d’associer le recourant, aux yeux du public, à des irrégularités ou à des infractions pénales. Il a ainsi estimé que la condition de l’art. 266 let. b CPC, à savoir le caractère manifestement non justifié de l’atteinte, n’était pas réalisée, car il était dans l’intérêt de la collectivité d’être informée de l’épisode en question en connaissant les noms et les rôles des protagonistes. Le Tribunal cantonal l’a confirmé, et a analysé en sus le critère de l’art. 266 let. a CPC. Il a considéré que, compte tenu des circonstances du cas d’espèce, le fait de qualifier cet ancien chef d’entreprise de « requin » pour s’être comporté avec avidité et sans scrupules pour obtenir du prestige – ce qui était établi – ne pouvait pas être qualifié comme un jugement rabaissant sans raison le recourant au sens de l’art. 266 let. a CPC, d’autant plus que l’utilisation du terme « requin » n’était pas dénigrante ou inutilement préjudiciable. Les juges fédéraux ont confirmé cette décision, sans avoir à analyser le grief du recourant relatif au caractère « particulièrement grave » du préjudice subi, dès lors que la motivation était purement appellatoire[11].

10

Mentionnons encore le cas du journaliste qui avait été approché par une mère dont l’enfant avait été hospitalisé et qui critiquait vivement les méthodes thérapeutiques des services en cause, les traitements médicaux, ainsi que le refus des soignants d’informer sur le diagnostic. Après avoir mené une enquête pour récolter d’autres témoignages, le journaliste a débuté la rédaction d’un article sur le sujet. L’établissement en cause a formé une requête de mesures provisionnelles qui a été rejetée par le Tribunal cantonal valaisan. La condition de l’atteinte particulièrement grave n’était pas remplie au motif que le journaliste avait mené son enquête avec sérieux et qu’il ne publierait pas de faits erronés susceptibles de ternir l’image de l’établissement. Les juges cantonaux ont en réalité examiné si l’atteinte était justifiée et si la mesure paraissait ou non disproportionnée, au lieu d’analyser l’exigence du degré de gravité posée par l’art. 266 let. a CPC. Le Tribunal fédéral a également estimé que la question de la gravité de l’atteinte pouvait demeurer ouverte dès lors que les deux autres conditions n’étaient pas remplies, et a ainsi confirmé le jugement de la cour cantonale[12].

11

Cette brève synthèse de la jurisprudence fédérale nous amène à constater que les arrêts rendus en la matière ne permettent pas de tracer une frontière nette entre un préjudice qui présenterait un caractère « particulièrement grave » et un préjudice qui présenterait un caractère simplement « grave ». Il n’existe pas de cas publié où les mesures provisionnelles auraient été refusées pour le seul motif que l’atteinte aurait causé un préjudice insuffisamment grave.

12

Bien qu’il existe une pluralité de décisions faisant application de l’art. 266 CPC (ou de l’ancien art. 28c al. 3 CC), on constate que celles-ci n’appréhendent pas distinctement le critère du degré de gravité, examinant plutôt la question sous l’angle des autres conditions nécessaires au prononcé d’une mesure provisionnelle à l’encontre d’un média, ou procédant à une analyse globale consistant à déterminer si le média a ou non déprécié inutilement l’image du lésé. Bien souvent les tribunaux se passent-ils de l’examen du critère de la gravité au motif que les autres conditions de l’art. 266 CPC ne sont en tout état de cause pas réalisées. De ce fait, il semblerait que l’examen porte en premier lieu sur le caractère non justifié de l’atteinte et sur la proportionnalité de la mesure.

13

L’analyse de la jurisprudence amène d’ailleurs à se demander si les critères de la proportionnalité et du motif justificatif n’englobent pas de facto le critère de la gravité. Il paraît en effet hasardeux d’imaginer une situation où l’atteinte serait imminente – ou actuelle – et manifestement injustifiée, où la mesure demandée ne paraîtrait pas disproportionnée, mais où le préjudice causé par l’atteinte ne serait pas suffisamment grave. Les critères de la proportionnalité et du motif justificatif exigent de toute façon une pondération entre les intérêts antagonistes opposant d’une part, la protection de la personnalité, et d’autre part, la liberté des médias.

14

En effet, le principe de la proportionnalité est surtout destiné à « (…) mettre en balance la gravité particulière du préjudice, d’une part, et les conséquences que la mesure pourrait avoir pour l’auteur de l’atteinte»[13]. Cette pesée des intérêts en présence vaut également pour la justification de l’atteinte : lorsqu’il est question d’information dans les médias, le juge doit opérer avec soin une pesée entre l’intérêt du lésé à l’intégrité de sa personne et celui de la presse à accomplir sa mission d’information et surtout son rôle de surveillance[14].

15

Le législateur a ainsi invité le juge, en procédant à la pesée des intérêts en présence, à tenir compte du rôle important qui est reconnu aux médias dans une société libérale[15].

16

Ainsi, moins la mesure apparaîtra comme disproportionnée, plus le préjudice sera considéré comme grave, et plus la requête pourra aboutir au prononcé d’une mesure provisionnelle. De même, moins l’atteinte sera justifiée, plus le préjudice sera grave. Dès lors, les critères de la proportionnalité et du motif justificatif permettent en quelque sorte d’éluder – ou à tout le moins d’englober – le critère de la gravité du préjudice.

17

On rappellera au demeurant que la jurisprudence ne considère pas la gravité du préjudice comme un critère autonome[16]. Le préjudice sera analysé dans le cadre de l’appréciation de l’atteinte, et non de façon séparée. Les deux notions se confondent[17].

18

En définitive et selon la jurisprudence constante, la mission d’information de la presse ne constitue pas un motif absolu de justification ; il est indispensable dans chaque cas de procéder à une pesée entre l’intérêt de la personne concernée à la protection de sa personnalité et celui de la presse à informer le public[18]. L’atteinte à la personnalité ne sera justifiée que dans la mesure où il existe un intérêt public à l’information[19]. Cette pesée des intérêts sera invariable, que l’atteinte cause un préjudice grave ou particulièrement grave.

III. La volonté du législateur

19

Selon le Message du Conseil fédéral de 1982, les conditions restrictives dont dépendent les mesures provisionnelles à l’encontre des médias se justifient par la volonté d’éviter que le juge puisse exercer une forme de censure. En effet, « il suffirait à celui qui craint les effets d’une déclaration dont il sait qu’elle sera diffusée de requérir du juge l’interdiction de la diffusion, en rendant vraisemblable l’atteinte à sa personnalité. Si le juge de son côté tend à reconnaître systématiquement une certaine priorité aux droits de la personnalité, il fera aisément droit à sa requête »[20]. Dans l’esprit du législateur, l’objectif était à l’origine d’éviter que le mécanisme des mesures provisionnelles soit utilisé abusivement et que celles-ci soient susceptibles d’être prononcées trop facilement. Ainsi, au moment de l’adoption de l’ancien art. 28c al. 3 CC, le curseur était nettement placé du côté de la liberté de la presse. Cela s’expliquait par deux motifs principaux, à savoir, d’une part, l’intention de parer à un risque d’intervention plus grand et plus grave qui pèse sur la tête des médias, et, d’autre part, l’existence du droit de réponse que les médias ont l’obligation de publier gratuitement, et qui compense en partie le privilège en leur faveur[21].

20

À la lecture des débats parlementaires entourant la modification de la l’art. 266 CPC, on constate que les objectifs originaux n’ont pas changé, malgré les différences de vues exprimées et un vote serré : 81 députés se sont opposés à la réforme, contre 99 voix en faveur du projet, et sept abstentions.

21

Lors des débats du Conseil des Etats en 2021, la députée Lisa Mazzone affirme que cette révision aurait pour conséquence que « (…) tout ce qui est plus qu’un préjudice ordinaire va être considéré comme grave ». Selon elle, cela entraînerait « davantage de tentatives et d’essais d’intimidation de la presse pour éviter la publication d’un article dérangeant »[22]. De l’autre côté, le conseiller aux Etats Philippe Bauer insiste sur la nécessité de réaliser les autres conditions propres à l’art. 266 CPC et pouvant justifier qu’une mesure provisionnelle soit prononcée à l’égard d’un média. Il soutient également que « [la réforme] ne vise dès lors pas à limiter les capacités d’investigation et d’information des médias, mais bien à privilégier les journalistes et les médias qui font un travail sérieux, documenté, dans le respect de la vie privée d’autrui »[23].

22

A l’occasion des débats du Conseil National en mai 2022, le conseiller national Christian Dandrès déplore cette réforme, critiquant son insertion dans un projet de révision globalement satisfaisant et proposant ainsi une scission des débats afin d’isoler la question du reste de la réforme du Code de procédure civile[24]. Le conseiller national Christian Lüscher relève qu’en pratique, la jurisprudence n’accorde pas un rôle déterminant au critère du préjudice « particulièrement grave » et précise que « les mesures provisionnelles contre les médias sont souvent octroyées ou non pour d’autres motifs »[25]. Selon la députée Judith Bellaiche, la suppression du mot « particulièrement » ne met pas en danger la liberté des médias ; à ce titre, elle demande pourquoi une personne devrait subir un préjudice particulièrement grave, alors qu’elle ne voudrait déjà pas subir de préjudice simplement grave. Elle souligne également que l’un des grands problèmes de l’interdiction d’une publication à titre préventif n’est pas l’appréciation du terme « particulièrement », mais plutôt l’impossibilité d’accéder aux tribunaux en temps utile[26]. Par ailleurs, le conseiller national Pirmin Schwander affirme que la suppression du mot « particulièrement » n’a pas d’importance et est plutôt de nature politique que juridique. Il suggère également que si un mot n’est pas essentiel, le choix entre sa suppression ou son maintien est indifférent, de sorte que la modification de l’art. 266 CPC n’aura aucun effet dans la pratique. Toutefois, il explique également que la réforme aura pour conséquence d’offrir une couverture médiatique appropriée et de renforcer la diversité des médias responsables en instaurant la confiance et en dénonçant les reportages sensationnels portant atteinte à la personnalité[27]. Pour la conseillère nationale Min Li Martin, il n’est pas certain que cette suppression ait vraiment un impact dans la pratique, mais elle envoie tout de même un signal fort en exprimant la volonté du législateur de réduire les obstacles qui peuvent s’ériger face à l’interdiction de certaines publications. Selon elle, l’abaissement du seuil de gravité aurait aussi pour effet de privilégier ceux qui ont les moyens de se défendre et qui sont haut placés dans le monde politique ou économique[28].

23

L’analyse des débats parlementaires ne nous fournit en réalité pas plus d’éléments de réponse que l’examen de la jurisprudence. En effet, il semblerait que la proposition du Conseil fédéral, sous forme d’amendement au projet présenté à la Commission juridique du Conseil des Etats, soit tombée du ciel. Le député Christian Levrat le souligne d’ailleurs : « lorsqu’une commission, sur la base d’une proposition individuelle, sans véritable discussion, vous fait une proposition et que cette dernière génère ensuite un débat public et en plénum nécessitant un multiple de l’énergie consacrée par celles et ceux qui auraient dû s’y plonger, c’est, en règle générale, que la proposition n’est pas mûre (…)»[29].

24

L’on peut néanmoins en conclure que les partisans de cette révision ont pour objectif, par le biais de l’abaissement du seuil de gravité de l’atteinte, la promotion d’une recherche de la vérité qui soit dénuée d’une forme de sensationnalisme médiatique. Les soutiens à la modification soulignent également que la condition du degré de gravité du préjudice ne serait pas décisive pour le prononcé d’une interdiction de publier, dans la mesure où la question serait souvent laissée ouverte par les tribunaux. Le pouvoir d’appréciation du juge demeurerait par ailleurs inchangé avec la révision de l’art. 266 CPC. A l’inverse, les opposants à la réforme estiment que les atteintes simplement graves doivent être tolérées au nom de la liberté de la presse, le droit de réponse devant être privilégié par rapport à l’interdiction de publication qui mettrait à mal la démocratie.

25

En définitive, les partisans et les opposants à la réforme semblent s’entendre sur un point qui relativise à lui seul la portée de la modification : le pouvoir d’appréciation du juge doit demeurer inchangé.

IV. La forme du préjudice

26

Le préjudice énoncé à l’art. 266 let. a CPC peut revêtir plusieurs formes. Il est renvoyé s’agissant de cette notion à l’art. 261 al. 1 let. b CPC[30]. L’atteinte au droit peut consister en une atteinte à la personnalité ou en d’autres atteintes[31]. Dès lors, le préjudice vise tout préjudice patrimonial ou immatériel[32]. Bien souvent, le préjudice résulte d’une atteinte à la personnalité et constitue un préjudice immatériel. Une partie de la doctrine estime à cet égard que la protection de la personnalité n’est pas destinée à préserver des intérêts purement patrimoniaux, mais uniquement des intérêts moraux[33]. D’autres auteurs considèrent qu’il ne se justifie pas d’exclure le préjudice financier car toutes les prétentions juridiques sont protégées par l’art. 266 let. a CPC[34]. La doctrine est ainsi partagée entre d’une part, l’idée que le préjudice de l’art. 266 let. a CPC résulte exclusivement d’une atteinte à la personnalité et, d’autre part, le refus de considérer que seule cette forme d’atteinte puisse entraîner un tel préjudice. Elle est par ailleurs divisée quant au fait de savoir si un préjudice financier peut ou non être réparé en vertu de l’art. 266 CPC.

27

Dans le cadre de l’art. 266 CPC, la gravité du préjudice s’apprécie selon la nature de l’atteinte et selon l’ampleur de la diffusion[35]. En d’autres termes, la gravité peut résulter de l’atteinte elle-même, mais aussi du nombre de destinataires de la publication[36]. Certains auteurs considèrent néanmoins que l’ampleur de la diffusion n’est pas suffisante pour qualifier le préjudice de particulièrement grave, à défaut de quoi cette condition serait systématiquement remplie dans le domaine des médias[37]. La question est donc controversée[38]. Par ailleurs, la violation du droit en tant que telle ne constitue pas nécessairement un préjudice particulièrement grave[39].

28

Dans le cas d’une atteinte à la personnalité entraînant un préjudice immatériel, telle qu’une atteinte à l’honneur ou à la sphère privée qui aurait une incidence sur le bien-être du lésé, on en revient à la question de savoir dans quelles situations le préjudice peut être considéré comme « particulièrement grave ». Nous avons vu que la jurisprudence ne fournissait pas de définition homogène du degré de gravité exigé par l’art. 266 let. a CPC, mais se contentait d’une approche au cas par cas. Ce constat ne nous permet ainsi pas de poser les critères permettant la délimitation entre les cas où le préjudice résulterait d’une atteinte grave et ceux où il serait la conséquence d’une atteinte particulièrement grave. S’agissant du préjudice patrimonial, l’on pourrait également se demander dans quels cas de figure celui-ci répondrait à l’exigence du degré de gravité. Fixer un seuil à partir duquel une perte financière serait considérée comme qualifiée, en posant par exemple une limite arbitraire à 50’000 CHF, 100’000 CHF ou encore 1’000’000 CHF, ne constituerait de toute évidence pas une solution satisfaisante, puisqu’elle ne tiendrait pas compte de la situation patrimoniale du lésé[40].

29

Ce qui paraît certain, c’est que la modification de l’art. 266 CPC ne doit pas révolutionner la pratique bien établie des tribunaux. Selon la jurisprudence constante et la doctrine, les conditions d’octroi de mesures provisionnelles à l’encontre des médias à caractère périodique doivent être appliquées avec une particulière réserve, puisqu’il s’impose de prévenir la «censure judiciaire»[41]. Le Tribunal fédéral a précisé que le degré ordinaire de la preuve en matière de mesures provisoires – la vraisemblance – ne semble pas suffire ; que l’atteinte au droit de fond ne soit manifestement pas justifiée signifie que le requérant doit apporter au juge une quasi-certitude ; de même, un dommage particulièrement grave ne saurait résulter que d’une preuve plus stricte que l’apparence[42]. Pour les motifs exposés dans la présente contribution, nous pensons que cette jurisprudence continuera à s’appliquer, que le préjudice soit grave ou particulièrement grave. La censure interdite par la Constitution fédérale[43] ne doit pas s’installer sous la forme d’une mesure de droit privé dans le cadre de la procédure civile[44].

V. Conclusion

30

À l’issue de cette analyse, l’on se doit de conclure que la modification législative sonne plus comme une manœuvre politicienne que comme un véritable changement de paradigme. Le maintien ou non de l’adverbe « particulièrement » à l’art. 266 let. a CPC ne va pas, et ne doit pas, modifier une pratique judiciaire ayant fait ses preuves. La liberté des médias (art. 17 Cst) et la liberté d’information (art. 16 Cst), qui comportent à la fois le droit d’informer et d’être informé, sont nécessaires au bon fonctionnement d’une démocratie. À la lecture des débats parlementaires, on ne décèle aucune volonté du législateur de restreindre ces libertés davantage que ce que prévoit le droit en vigueur. La jurisprudence, quant à elle, n’a jamais utilisé la gravité du préjudice comme critère décisif. Par conséquent, il faut considérer que la modification de l’article 266 CPC a des visées purement cosmétiques et n’aura pas de portée propre. On peut cependant légitimement se poser la question de son sens.


Notes de bas de pages:

  1. Je remercie Mme Juliette Tarussio pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la rédaction de cette contribution.

  2. ATF 118 II 369 consid. 4 c ; arrêt TF du 20 juin 2011, 5A_706/2010 consid. 4.2.11 ; arrêt TF du 23 février 2012, 5A_641/2011 consid. 7.1 ; arrêt TF du 6 juillet 2016, 5A_915/2015, c. 4.

  3. Voir Michel HEINZMANN/Bettina BACHER, Art. 266 ZPO: Alter Wein in neuen Schläuchen?, medialex 2013, p. 159; Matthias SCHWAIBOLD, Superprovisorische Massnahmen gegen Medien im Persönlichkeitsrecht, Aktuelle Anwaltspraxis, Zurich 2013, p. 135 ss ; Matthias SCHWAIBOLD, Eine versehentliche Reform: Massnahmen gegen periodische Medien gemäss Art. 266 ZPO, in RSPC 2013, p. 355 ss ; Matthias SCHWAIBOLD, Ein Attentat auf die Meinungsfreiheit, medialex 3 mai 2021 ; Message du 26 février 2020 relatif à la modification du code de procédure civile suisse (Amélioration de la praticabilité et de l’application du droit), FF 2020 2607, 2672.

  4. FF 2020 2607 (2672) ; Matthias SCHWAIBOLD, Ein Attentat auf die Meinungsfreiheit, medialex 3 mai 2021.

  5. Voir notamment François BOHNET in Commentaire romand du Code de procédure civile, Bâle 2019 (ci-après : BOHNET), art. 266 N 3.

  6. Arrêt TF du 23 février 2012, 5A_641/2011, c. 7.1.

  7. BOHNET, art. 266 N 2 ; Grégory BOVEY/Pascal FAVROD-COUNE in Petit commentaire du Code de procédure civile, Bâle 2021 (ci-après : BOVEY/FAVROD-COUNE), art. 266 CPC N 1.

  8. Arrêt TF du 17 novembre 2005, 5P.259/2005, c. 6.

  9. Arrêt TF du 12 juin 2009, 5A_268/2009.

  10. Arrêt TF du 6 juillet 2016, 5A_915/2015, c. 4.

  11. Arrêt TF du 22 avril 2020, 5A_956/2018, c. 3.

  12. Arrêt TF du 23 février 2012, 5A_641/2011, c. 7.5.

  13. Andreas BUCHER, Personnes physiques et droit de la personnalité, 5e éd., Bâle 2009 (ci-après : BUCHER), N 629.

  14. BOHNET, art. 266 N 18.

  15. Message du 5 mai 1982 concernant la révision du code civil suisse (Protection de la personnalité: art. 28 CC et 49 CO), FF 1982 II 661, 691.

  16. ATF 118 II 369 consid. 4 c ; arrêt TF du 20 juin 2011, 5A_706/2010 consid. 4.2.11 ; arrêt TF du 23 février 2012, 5A_641/2011 consid. 7.1 ; arrêt TF du 6 juillet 2016, 5A_915/2015, c. 4 ; contra : BOHNET, art. 266 N 3.

  17. Voir notamment Thomas SPRECHER in Basler Kommentar zur Schweizerische Zivilprozessordnung, Bâle 2017 (ci-après : SPRECHER), art. 266 N 23 : souvent l’atteinte est le préjudice («Dessen ungeachtet ist faktisch oft die Verletzung der Nachteil»).

  18. ATF 132 III 641 consid. 3.1 et 5.2 ; 129 III 529 consid. 3.1.

  19. ATF 132 III 641 consid. 3.1.

  20. FF 1982 II 690.

  21. Ibid.

  22. BO 2021 E 668.

  23. BO 2021 E 686.

  24. BO 2022 N 701.

  25. BO 2022 N 703.

  26. BO 2022 N 676.

  27. BO 2022 N 702.

  28. BO 2022 N 703.

  29. BO 2021 E 689.

  30. SPRECHER, art. 266 N 23.

  31. Ibid.

  32. SPRECHER, art. 266 N 25 ; BOVEY/FAVROD-COUNE, art. 266 N 10 et art. 261 N 11.

  33. Julien ROUVINEZ, La licence des droits de la personnalité, Etude de droit privé suisse, Zurich 2011, N 201 ; Pierre TERCIER, Le nouveau droit de la personnalité, Zurich 1984 (ci-après : TERCIER), N 328 ; Ralph SCHLOSSER, Les conditions d’octroi des mesures provisionnelles en matière de propriété intellectuelle et de concurrence déloyale, sic ! 5/2005, pp. 347-348 .

  34. SPRECHER, art. 266 N 25 ; Andreas GÜNGERICH in Berner Kommentar zur Schweizerische Zivilprozessordnung, Berne 2012 (ci-après : GÜNGERICH), art. 266 N 11 ; Johann ZÜRCHER in Kommentar zur Schweizerische Zivilprozessordnung, Zurich 2016 (ci-après : ZÜRCHER), art. 266 N 15.

  35. BOHNET, art. 266 N 14 ; SPRECHER, art. 266 N 24 ; FF 1982 II 691.

  36. Arrêt de la Cour civile du Tribunal cantonal vaudois du 17 janvier 2012, MP/2012/2, consid. V.

  37. Denis BARRELET et Stéphane WERLY, Droit de la communication, Berne 2011, N 1662.

  38. GÜNGERICH, art. 266 N 10.

  39. SPRECHER, art. 266 N 23.

  40. Dans ce sens : arrêt rendu par le Tribunal de commerce zurichois le 19 décembre 2012 cité par ZÜRCHER, art. 266 N 15.

  41. Arrêt 5A_706/2010 du 20 juin 2011 consid. 4.2.1; arrêt TF du 23 février 2012, 5A_641/2011 consid. 7.1 ; Hubert BUGNON, Les mesures provisionnelles de protection de la personnalité, in: Mélanges Tercier, 1993, p. 40 in fine; Ivan CHERPILLOD, Information et protection des intérêts personnels: les publications des médias, in: RDS 1999 II p. 186 s.; Nicolas JEANDIN, Commentaire romand, 2010, N 18 ad art. 28c CC; Andreas MEILI, Basler Kommentar, Bâle 2010, N 6 ad art. 28c CC; Mario M. PEDRAZZINI/Niklaus OBERHOLZER, Grundriss des Personenrechts, 1993, p. 173 s.; Laurent RIEBEN, La protection de la personnalité contre les atteintes par voie de presse au regard des dispositions du Code civil et de la Loi contre la concurrence déloyale, in: SJ 2007 II, p. 224; TERCIER, N 1145 ss.

  42. Arrêt 5A_706/2010 du 20 juin 2011 consid. 4.2.1; consid. 5, non publié aux ATF 118 II 369 ; arrêt TF du 23 février 2012, 5A_641/2011 consid. 7.1.

  43. Art. 17 al. 2 Cst.

  44. Voir notamment Matthias SCHWAIBOLD, Ein Attentat auf die Meinungsfreiheit, medialex 3 mai 2021.

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