Une épine dans le pied des photographes professionnels?

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L’arrêt du Tribunal fédéral 4A_168/2023 soulève des questions

Etienne Coquoz, MLaw, secrétaire central impressum – Les journalistes suisses

Zusammenfassung: In seinem neusten Urteil zur Verletzung des Urheberrechts durch unerlaubtes Verwenden einer Fotografie kommt das Bundesgericht zum Schluss, dass die Preisempfehlungen einer Berufsorganisation (SAB) als solche nicht ausreichen, um den Marktpreis für eine Fotografie im Rahmen einer Klage wegen unrechtmäßiger Bereicherung (Art. 62 Abs. 2 OR) festzulegen. Obwohl Lausanne eine Urheberrechtsverletzung bejahte, schützte es den von der Vorinstanz festgelegte Marktpreis von 55 CHF für die Nutzung einer Fotografie ohne Genehmigung, der auf von den Beklagten eingebrachten bestehenden Angeboten basierte. Es argumentierte, dem beschwerdeführenden Fotografen sei der Nachweis nicht gelungen, dass die Tarifempfehlungen in der Praxis tatsächlich befolgt würden und somit den Marktwert darstellten.

Résumé: Dans cet arrêt concernant la violation du droit d’auteur en relation avec l’utilisation sans autorisation d’une photographie, le Tribunal fédéral arrive à la conclusion que les recommandations de prix d’organisation professionnelle (SAB) ne sont pas suffisantes, en tant que telles et invoquées de manière abstraite, pour fixer le prix du marché pour une photographie dans le cadre d’une action en enrichissement illégitime (art. 62 al. 2 CO). Bien qu’ayant admis l’existence d’une violation des droits d’auteur, le TF a arrêté le prix du marché, basé sur des offres existantes apportées par la société intimée durant la procédure, à CHF 55.- pour l’utilisation d’une photographie sans autorisation. En effet, il a considéré que le photographe n’avait pas réussi à démontrer que ces recommandations de tarifs étaient effectivement suivies dans la pratique et constituaient ainsi la valeur du marché.

TF 4A_168-2023 du 21 avril 2023

I. Résumé des faits

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Le recourant A._ est un photographe de presse professionnel indépendant qui tient un site internet www….ch dans lequel il expose son travail photographique. L’une des photos du recourant, représentant une vue aérienne d’une localité, a été utilisée dans la documentation commerciale de l’intimée B._SA dans le cadre d’une mise en vente immobilière. Cette même photo a été publiée sur les comptes Instagram et Facebook de B._SA mais également sur les comptes des mêmes médias sociaux du Président et délégué du Conseil d’administration de l’intimée. Aucune demande n’avait été adressée au recourant pour l’utilisation de cette photo.

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Suite à la découverte de l’utilisation de sa photographie au début du mois d’octobre 2021, le recourant a pris contact téléphoniquement avec des représentants de B._SA. Le 13 octobre 2021, il a envoyé une facture d’un montant de CHF 3’500.- à la société B._SA, en se fondant sur les tarifications de l’Association Suisse des Banques d’Images et Archives Photographies (SAB / ASBI) mais sans mentionner explicitement cette référence tarifaire. Ce montant prenait notamment en compte certains postes des tarifs concernant une violation des droits d’auteur. Par courriel du 26 octobre 2021, A._ a fait parvenir à B._SA, à la demande de cette dernière, un extrait des recommandations de prix SAB. Un rappel a été envoyé le 9 novembre 2021 à B._SA. Le recourant, en tant que membre, a ensuite fait appel à l’intervention de l’association professionnelle impressum pour demander le paiement de cette facture à B._SA.

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En date du 11 avril 2022, A._ a déposé action devant le Tribunal de commerce du canton de Berne à l’encontre de la société B._SA et contre son Président et délégué du conseil d’administration, concluant principalement au paiement d’une indemnité de CHF. 3’920.- plus intérêts par la société B._SA.

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Par décision du 13 février 2023, le Tribunal de commerce a condamné la société B._SA à payer à A._ la somme de CHF 55.- et a considéré que A._ ayant succombé dans l’intégralité de ses conclusions, ne pouvait obtenir gain de cause qu’à hauteur de 1,4% de ses prétentions. Dès lors, les frais de justice à hauteur de CHF 1000.- et une indemnité de partie de CHF 2’363.- ont été mis à la charge de A._. Par décision du 11 avril 2023, le Tribunal fédéral a confirmé la décision cantonale et rejeté le recours formé par A._ (TF, 4A 168/2023)

II. Recevabilité

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La décision attaquée du Tribunal de commerce a pour objet un litige en matière civile en rapport avec la propriété intellectuelle selon l’art. 5 al. 1 let. a CPC. Il s’agit d’une décision finale (art. 90 LTF) d’une instance cantonale unique au sens de l’art. 75 al. 2 let. a LTF. Un recours en matière civile est ouvert contre cette décision, conformément à l’art. 74 al. 2 let. b LTF, indépendamment de la valeur litigieuse[1].

III. Considérants et argumentation du Tribunal Fédéral

1. Les actions réparatrices en droit d’auteur

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Dans le cadre de son recours, A._ ne conteste pas que l’instance inférieure ait fondé sa prétention en indemnisation relative à la violation de ses droits d’auteur, sur la base de l’enrichissement illégitime selon l’art. 62 al. 2 CO[2].

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Pour rappel, en cas de violation des droits d’auteur selon l’art. 62 al. 2 LDA, l’auteur peut également ouvrir action en vertu du Code des obligations afin de demander le paiement de dommages-intérêts, la réparation du tort moral ainsi que la remise du gain selon les dispositions sur la gestion d’affaire.

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De jurisprudence constante et suivant la doctrine à ce sujet, les actions réparatrices dans le cadre d’une violation des droits d’auteur se composent de l’action en dommages-intérêts (art. 41 CO), de l’action en remise du gain (art. 423 CO) mais également de l’action en enrichissement illégitime (art. 62 CO) bien que cette dernière ne soit pas directement mentionnée à l’art. 62 al. 2 LDA[3]. Ainsi, outre l’action en remise du gain fondée sur les dispositions de la gestion d’affaire, il est possible d’agir sur la base de l’enrichissement illégitime qui fonde un droit à dédommagement sous la forme d’une indemnité pour l’utilisation, calculée selon le tarif applicable à l’utilisation en cause[4].

2. Le prix du marché comme fixation de l’indemnité

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Le Tribunal de commerce bernois a considéré que la valeur objective de ce qui a été obtenu, c’est-à-dire la valeur du marché, était déterminante pour le calcul du droit à indemnisation[5]. En cas d’utilisation non autorisée d’un droit de propriété intellectuelle, il s’agit d’une redevance raisonnable de licence. Le TF a exclu ici l’application de l’ATF 132 III 379, qui rejette la méthode de l’analogie à la licence (Lizenzanalogie) pour le calcul des dommages-intérêts selon l’art. 41 CO, car il s’agissait en l’espèce de calculer l’avantage patrimonial obtenu sur la base de l’enrichissement illégitime.

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L’une des questions fondamentales posée par cet arrêt du Tribunal fédéral est ainsi la fixation du « prix du marché ». Contrairement à d’autres biens du marché, tels notamment les matières premières, il est particulièrement difficile de déterminer un prix du marché aux biens immatériels. Le Tribunal de commerce bernois a donc considéré que la valeur du marché ne pouvait pas être prouvée de manière stricte en termes de chiffre et qu’il tenait ainsi lieu de déterminer sa valeur en appliquant par analogie l’art. 42 al. 2 CO, ce que confirme le Tribunal fédéral.

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Le Tribunal fédéral, reprenant également ici l’argumentation de l’instance précédente, semble établir une hiérarchie claire entre des exemples tirés de la pratique et des recommandations de prix utilisées comme moyen de preuve de manière abstraite, dans la détermination du prix du marché. En effet, il est reproché au recourant de n’avoir fait référence aux recommandations de prix, provenant notamment des associations professionnelles de médias (SAB / ASBI ou impressum), que de manière abstraite, sans apporter la preuve de leur application étendue dans la pratique. L’instance inférieure a considéré qu’en l’absence d’un accord individuel, de telles recommandations sectorielles, comme celles du SAB, n’avaient pas de valeur juridiquement pertinente. Celles-ci servent uniquement d’orientation et ne peuvent être utilisées que si elles sont effectivement suivies par le marché.

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Ainsi, le Tribunal fédéral a suivi l’argumentation de la défenderesse à qui le Tribunal inférieur a donné raison, aboutissant au résultat, en référence à des offres existantes dans la branche, que la valeur du marché concernant ce type de travaux photographiques se situe entre CHF 10.- et CHF 99.-. Le Tribunal fédéral a dès lors conclu que l’instance inférieure n’avait pas violé le droit fédéral en ne se fondant pas sur les recommandations SAB pour calculer le droit à l’indemnisation de A._.

IV. Commentaires et critiques

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A plusieurs égards, cette décision du Tribunal fédéral soulève des questions épineuses.

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D’une part, on peut s’interroger sur la comparaison faite par le Tribunal entre un journaliste professionnel indépendant et des sites Internet qui proposent notamment des banques d’images ou de sociétés qui offrent ce type de prestation. On peut légitimement se poser la question s’il s’agit d’offres comparables qui permettent d’établir un prix du marché pour la prestation d’un photographe indépendant. En outre, ce n’est apparemment que devant le Tribunal fédéral que le recourant a exprimé l’argument selon lequel le titulaire des droits ne peut pas influencer la manière dont l’utilisation est faite sans autorisation. Une telle utilisation devrait donc avoir, selon lui, une valeur plus élevée. Selon le Tribunal fédéral, cet argument ne joue aucun rôle dans le montant de l’indemnisation. Or, sur le marché des photographies, les titulaires de droits définissent l’utilisation qu’ils sont prêts à autoriser. Ils peuvent par exemple demander un prix unitaire relativement élevé pour la licence. Il se peut également que l’utilisateur paie ce prix, même s’il n’utilise pas toute la licence ou alors que le titulaire des droits tienne compte de la nature de l’utilisateur dans son offre de prix, parce que la disposition à payer lui semble plus élevée ou l’utilisation souhaitée plus étendue. De tels facteurs de fixation du prix et de l’utilisation sont balayés en faveur du contrevenant en cas d’utilisation non autorisée : le titulaire des droits plaignant ne reçoit en définitive que ce qui aurait dû être payé rétrospectivement pour l’utilisation définie par le contrevenant lui-même. Il aurait été souhaitable que le Tribunal fédéral se penche plus en détail sur cette considération.

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D’autre part, on peut également questionner la place secondaire accordée par le Tribunal fédéral à des recommandations de tarifs arrêtées par des organisations professionnelles. Celles-ci pourraient et devraient constituer des bases solides et légitimes, en tant que telles, pour l’établissement du prix du marché d’un bien en question. Car, en ne reconnaissant pas ces recommandations de tarifs, le Tribunal fédéral tend à les vider complètement de leur substance, voire à dénier leur fonction régulatrice. Certaines organisations fondent pourtant leurs recommandations tarifaires sur des enquêtes et des études et ont une connaissance très spécifique de la branche concernée.

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Par ailleurs, l’analogie à la licence semble être inappropriée dans ce cadre car une violation des droits d’auteur devient alors rentable pour le contrevenant. Comme le démontre le cas d’espèce, il faut ajouter à cela le risque que l’auteur se voit imputer des frais de justice et des dépens particulièrement élevés bien que celui-ci ait, sur le principe, obtenu gain de cause. On peut se demander si, en rendant la procédure civile peu satisfaisante pour le lésé, l’arrêt du TF n’accroît pas l’attrait de la plainte pénale pour violation intentionnelle du droit d’auteur car l’intention éventuelle peut être relativement facile à établir. En ce sens, la faiblesse de l’indemnité accordée pour l’utilisation non autorisée d’une photographie est préjudiciable au respect des droit d’auteur des photographes et porte une lourde responsabilité.

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Enfin, outre les divers raisonnements juridiques et légaux de ce jugement, on peut remettre en question le résultat de celui-ci d’un point de vue pratique. En effet, un photographe qui voit son travail utilisé sans autorisation et apparemment sans retenue, se voit attribuer un montant de CHF 55.- à titre d’indemnisation ce qui peut être considéré comme un montant dérisoire.


Notes de bas de page:

  1. TF 4A 168/2023 du 21 avril 2023, c.1

  2. TF 4A 168/2023 du 21 avril 2023, c.3.

  3. YANIV BENHAMOU : Dommages-intérêts suite à la violation de droits de propriété intellectuelle – Etude de la méthode des redevances en droit suisse et comparé, , éd. Jacques de Werra, 2013, p. 125 N 393ss.

  4. BARRELET / EGLOFF : Le nouveau droit d’auteur – Commentaire de la loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins, 4ème éd., Berne 2021, art. 62 N 23.

  5. TF 4A 168/2023 du 21 avril 2023, c.3.1

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